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   Les 7 péchés capiteux  

 warning : lemon fic - pour public TRÈS averti

 

I

- L'Orgueil -

 

 

La Chapelle Royale se remplissait que déjà la fièvre étreignait chaque courtisan : de quelle damnation allait-on les frapper aujourd’hui…

Depuis quelques mois les sermons de l’évêque de R. étaient l’unique centre d’intérêt des conversations de salon, le seul sujet sur lequel il était de bon ton de ne pas être d’accord et il ne devait y avoir aucune demi-mesure dans ce cas, chacun doté d’un peu d’esprit contraint de choisir son camp sous peine de se retrouver au banc de la haute société ; c'est-à-dire infréquentables.

Car la virulence de cet homme de Dieu paraissait ne connaître aucune limite, la noblesse étant pour lui plus méprisable que la boue des grands chemins dès l’instant où elle ne s’illustrait pas d’irréprochables vertus, dans ce qu’elles avaient de plus bibliques. Aussi l’aristocratie, peu habituée à se voir traiter de la sorte, goûtait fort cependant d’être rabaissée plus bas que la fange pour mieux s’enorgueillir d’accéder à la vie éternelle : en être et y être vu, voilà ce qui importait lors de ces messes royales.

Le brouhaha se calma soudain lorsque Ses Majestés firent leur apparition.

 

Pénétrant côte à côte par la porte privée communiquant avec les appartements royaux, Louis XVI et la jeune Marie-Antoinette d’Autriche s’avancèrent d’un pas grave et recueilli, ce qui fit aussitôt sourire quelques médisants. Nuls n’ignoraient plus les ragots que les rues de Paris colportaient ces derniers jours, reprises à travers toutes les alcôves de la société, des bordels mal famés aux couloirs du Palais : « comment donc, mais ne savez-vous pas ? Le Roi est cocu ma bonne amie, et ce depuis longtemps. Avec ce gentilhomme étranger, ce Comte suédois Hans Axel von Fersen. Lui et la Reine se voient de plus en plus souvent parait-il, sans même se gêner. On raconte d’ailleurs que ce gros Louis aimerait à tenir la chandelle car le pauvre est si ignorant des choses de l’amour qu’il ne dédaignerait pas prendre de temps en temps quelques leçons particulières, si vous voyez ce que je veux dire… »

Aussi les « bonnes âmes » chrétiennes disséminées ça et là, si friandes de ce genre d’immondices ne purent s’empêcher de se moquer sous cape. Après tout, cela ne pouvait qu’être vrai puisque comme le dit l’adage populaire, il n’y a pas de fumée sans feu…

 

Aveugles à ces marques peu dévotes les monarques prirent place face à la chaire encore vide mais avant de s’asseoir Marie-Antoinette prit soin de faire un discret et gracieux salut. Aussitôt chacun se tordit le cou, sûrs de voir là le fringant Comte de Fersen appuyé dans un recoin sombre. Espoir déçu vite remplacé par l’admiration sans réserve des jeunes demoiselles, quand en lieu et place du prétendu amant on découvrit un officier non moins sémillant.

Le jeune et beau Colonel de Jarjayes. Ah…en faisait-il battre des cœurs, cet homme ! Si séduisant sanglé dans son uniforme rouge rehaussé d’or, si fier et inaccessible de par la froideur de son regard d’azur. Il fascinait. Grâce certainement à l’énigme que distillaient ses yeux clairs où toute douceur était absente comme le reste de sa physionomie qui n’était qu’intransigeance, rigueur, fermeté.

Une énigme, oui.

Et par là même diablement excitant : c’était comme si ce jeune homme n’était pas fait de chair et de sang, presque inhumain entendait-on parfois. A cette époque si propice à la médisance, où deviner qui couche avec qui, où débusquer le moindre faux pas devenait une pratique se hissant au rang d’art de vivre, le Colonel Oscar de Jarjayes était bien le seul à ne pas alimenter ces chuchotements parfumés de fiel. Pas la moindre catin ne pouvait se vanter de l’avoir entraîné entre ses cuisses, ni la plus belle des courtisanes dans sa couche de soie. Un temps il fut convenu qu’une telle absence d’intérêt pour les femmes ne pouvait que masquer un penchant pour les mâles et l’on se pourlécha les babines alors, à l’idée de voir éclater tôt ou tard un scandale amenant un peu de rouge aux joues pâles de ce jouvenceau. Et à n’en pas douter, la honte le rendrait encore plus séduisant…

Mais de scandale, aucun écho, jamais.

Le Colonel restait ainsi, exactement tel que tous le voyaient à cet instant. Impassible, lisse.

Pur, auraient soupiré ses admiratrices. Insensible, ses détracteurs.

 

Un nouveau mouvement anima l’assemblée : l’évêque gravissait l’éminence de bois sculpté puis, arrivé en haut, toisa avec un mépris non dissimulé ceux qui le regardaient.C’était un homme grand et osseux, le visage creusé par la dévotion et les jeûnes mortificatoires. Son nez aquilin l’apparentait presque à un oiseau de proie, et tout enveloppé de noir qu’il était chacun eut en effet la sensation que cet homme allait fondre sur eux sans attendre pour les dépecer jusqu’aux os.

Ce regard les jaugea, sans aucune aménité.

 

- « Honte ! »

 

La voix, terrible, se cogna plusieurs secondes contre les voûtes de la Chapelle en démultipliant son imprécation.La foule frémit.

Le jugement de Dieu était sur eux…

 

- Honte à vous fils d’Adam et filles d’Eve, fruits du péché de chair et ignobles fornicateurs ! Honte à vous tous. Tremblez, car l’œil de Dieu et sur vous et vous juge, vous et vos conduites ignominieuses !

 

Personne n’osait plus respirer, ni même se regarder bien que la stupéfaction gagnait les esprits. De quelles conduites parlait le saint homme ? L’évêque de R. prit son temps avant de poursuivre, détailla sévèrement, presque haineusement chaque visage.

Le ton baissa de plusieurs crans mais pas sa colère.

 

- Avez-vous cru que vous pourriez éternellement défier le Divin, que vos actes abominables échapperaient au courroux céleste ? Vanité ! Sachez que vous n’êtes que poussière, et poussière vous retournerez à l’heure de la mort, vous et vos âmes souillées. Dieu voit Tout, Dieu sait Tout, jusqu’à la noirceur de vos cœurs et la perversité qui les anime. Contemplez vos crimes !

 

Un long, très long frémissement courut sur l’assemblée, un long murmure d’inquiétude et même d’effroi chez certains : au bout d’une main aux jointures saillantes était brandi un petit ouvrage recouvert de maroquin rouge. Un livre qui depuis peu circulaient partout, sous le manteau, dans l’ombre des perversions…L’homme d’église éructa un soupir de mépris.

 

- Mais qu’avez-vous cru, pauvres mécréants…Que votre goût pour le stupre resterait impuni, que je pourrais fermer les yeux sur vos comportements d’animaux fornicateurs ? Non ! Car par ma bouche c’est Dieu qui parle, aussi entendez et tremblez : que celui qui lit cet ouvrage est damné désormais, pour l’éternité. Que son âme ne connaisse jamais de repos à l’heure de la Mort, vouée aux tourments de l’Enfer et de ses Démons. Que celui qui lit ceci, et fait ainsi commerce avec ce Marquis de Sade, ce suppôt de Satan et ses pratiques innommables est maudi, banni à jamais de la race des hommes pour se rabaisser au rang de bêtes.

Honte à vous ! A vous qui cédez à l’appel de la chair et des bas instincts, honte sur vous et sur votre descendance née de cette infamie. Que la malédiction divine s’abatte sur tous ceux qui se laisseront corrompre par leurs désirs et le goût du vice, car ni leurs corps ni leurs âmes ne connaîtront de repos dans le feu de la géhenne !

 

Incessantes, les imprécations roulaient à travers la Chapelle, plus tumultueuses qu’un torrent. Marie-Antoinette avait baissé la tête comme accablée tout personnellement par la fureur de l’homme d’église. La jeune souveraine était enceinte et déjà grosse, et l’on murmurait fortement que le beau suédois en était le père. Et l’évêque de R. venait de maudire la descendance conçue dans le péché mortel de la chair… Mais dans cette attitude contrite aucun des courtisans ne songea à y voir une preuve de la faute de la Reine, eux-mêmes bien trop secoués par la violence verbale. En effet le Marquis de Sade défrayait la chronique avec son roman

« les Cent Vingt journées de Sodome ». Jamais on avait été si loin dans le libertinage et la cruauté des sens, une curiosité unanime et malsaine poussant évidemment à vouloir se le procurer sans attendre. Et peu des nobles ici présents pouvaient oser prétendre ne pas l’avoir lu. Au fil du sermon toutes les têtes se baissaient, confondues par le talent implacable de l’orateur de Dieu.

Honte…ce fut bientôt le sentiment commun.

 

Une personne cependant semblait ne pas être touchée ni troublée par ce discours plein de fracas. La tête aussi droite, aussi fière que de coutume le Colonel de Jarjayes continuait d’observer l’évêque de ses yeux d’impénétrables Sphinx, sans qu’une variation émotive n’altère son visage. Aucune des terribles menaces ne paraissaient peser sur sa blonde silhouette comme si cette langue lui était étrangère. Si Dieu parlait par la bouche de l’évêque de R., le jeune Colonel avait bel et bien les traits de son Archange Exterminateur à cet instant, prêt à terrasser le dragon diabolique. Les damnations éternelles continuèrent encore une bonne dizaine de minutes, puis vint la lecture d’un verset de la Bible sur les bienfaits d’une vie débarrassée des contraintes et tentations terrestres.

 

Lorsque l’homme d’église redescendit de son promontoire et disparut par la porte de l’office, sans même un regard pour Ses Majestés, le jeune officier se porta immédiatement aux côtés de sa souveraine. Marie-Antoinette était très pâle, mais parvint à sourire à celui qu’elle considérait avant tout comme un ami et non un subordonné.

 

- Mon cher Oscar, j’avoue que je me sens bien lasse tout à coup. M’en voudriez-vous si je vous relève de vos fonctions pour quelques jours ? Je sais que vous détestez par-dessus tout l’inaction mais je crains de devoir garder le lit, et je doute que la surveillance de la porte de ma chambre soit une tâche à la hauteur de vos mérites.

- Je ferai comme il convient à Votre Majesté. Je comprends que votre état requiert tous les ménagements.

 

La Reine ne put contenir des larmes reconnaissantes monter jusqu’à ses yeux. Le Colonel de Jarjayes avait compris, il avait compris son désarroi mais ne la jugeait pas, ne la condamnait pas comme cet homme d’église. Au contraire, le jeune officier faisait semblant de croire à la faiblesse de son état physique, alors que c’était bien son âme et son âme seule qui était atteinte par la plus cruelle des culpabilités. N’osant ajouter un mot la souveraine le remercia d’un salut, puis suivit son époux dans le silence de son cœur tourmenté. La Chapelle se vida, dans un murmure.

Tous les visages étaient comme frappés de stupeur, vaguement coupables. Certains se forçaient à sourire pour se donner une contenance mais le sermon avait marqué les esprits. D’un pas mesuré le Colonel de Jarjayes rejoignit un des auditeurs, sorti avant lui. Un jeune militaire également, son grade le désignant comme Lieutenant de la Garde Royale ce qui pouvait surprendre car il était nettement plus âgé que son supérieur. Impression renforcée par des traits virils et une certaine rondeur du geste que ne possédait pas le froid Colonel.

Ce jeune militaire était beau, et le savait.

Non qu’il possédât les manières et l’allure d’un libertin mais son assurance indiquait le goût des femmes, des conquêtes d’une nuit. Et ce fut étrange car lorsque son supérieur s’adressa à lui son regard se fit l’exacte réplique de celui qu’il posait habituellement sur un corps féminin.

Le Colonel de Jarjayes n’eut pas l’air de le remarquer pourtant.

 

- Lieutenant de Girodelle, la Reine vient de m’informer de la relève temporaire de mes fonctions. Sa Majesté souhaite se reposer quelques jours, aussi je regagne sans attendre mon hôtel particulier. Durant cette semaine d’absence je vous prie de veiller à la bonne marche de mon régiment.

 

La voix était nette, tranchante. Si peu féminine, pensa Girodelle. Et pourtant…débarrassé de l’uniforme, ce corps tiendrait-il ses promesses ? Oui, et même au-delà il en était persuadé.

Il n’avait qu’à regarder la perfection des longues jambes serrées par le pantalon blanc, la taille élancée.

Bien sûr sa poitrine était indécelable sous sa veste d’uniforme, mais elle l’avait retirée un jour où ce stupide André avait renversé du vin et les bandages avaient été aperçus. Son corps s’était enflammé depuis. Dès lors, il désirait cette femme-soldat. L’aimait-il ? Non…pas vraiment. Ou…peut-être après tout, elle était en tout cas la seule à produire cet effet-là sur ses sens.

Les autres femmes l’amusaient, le contentaient, le faisaient jouir parfois et l’ennuyaient le reste du temps.

Mais le Colonel de Jarjayes…c’était différent.

 

Pourtant cela n’avait pas toujours été le cas : jusqu’à peu de temps encore il conservait cette espèce de sourde rancœur vis-à-vis de ce qui lui revenait de droit. Colonel de Girodelle, voilà qui aurait bien sonné. Et à chaque fois qu’il se trouvait en présence de son supérieur l’affront de sa défaite lui revenait à la face ; battu en duel par une fillette, certes oui il avait eu du mal à l’accepter.

Mais la fillette était devenue femme, avait fait ses preuves sous le feu du danger. Il n’avait rien à dire ni reprocher à son courage et même, c’était ce tempérament plus aigu que le métal qui peu à peu avait éveillé son intérêt.

Son désir.

Ses fantasmes.

Voir ce corps, jour après jour soigneusement cacher ses trésors. N’en rien révéler, à quiconque, et de cette façon encore plus exciter sa convoitise à les découvrir. N’aurait-elle possédé ce regard implacable qu’il aurait tenté sa chance pour la séduire, brûlant de lui faire connaître la volupté charnelle nuit après nuit. Car il ne s’en serait certainement pas lassé de sitôt contrairement aux autres maîtresses qu’il culbutait habituellement. Mais il avait dû se rendre à l’évidence : bien que femme, le Colonel de Jarjayes semblait plus froide et insensible qu’une fleur de glace. Rien ne paraissait la troubler. Aucun de ses regards charmeurs ne l’atteignaient.

Elle ne lui renvoyait que les siens d’une sévérité peu commune. Comme maintenant. Il s’inclina et la regarda partir.

Un mot, pensa t-il, un mot de vous et je vous ferais découvrir des plaisirs que vous n’imaginez même pas. Si seulement…

 

Le Colonel de Jarjayes prit son temps pour rentrer, fit aller son cheval au pas tout le long du trajet. La chaleur était accablante même en cette fin de journée, le mois de juin déjà impitoyable. Les récoltes ne seraient pas bonnes cette année, la grogne des paysans menaçait de toute part de se transformer en quelque chose de plus sérieux bien que les conseillers royaux préconisaient de faire la sourde oreille. Ignoraient-ils pourtant que rien n’est plus incontrôlable et dangereux qu’un homme dépossédé de tout espoir ?

 

La jeune femme soupira. Cette misère la torturait depuis quelque temps, remettait en cause ses convictions de manière de plus en plus douloureuses. Elle avait crû en son souverain, comme tout le peuple français. Avait admiré sa rigueur, la piété qu’il avait réussi à imposer après le règne débridé de Louis XV. Mais la rigueur cachait mal l’indécision face aux réformes que réclamait l’Etat, le tempérament du jeune homme n’était pas fait d’une étoffe bien solide et les bévues politiques s’étaient accumulées par manque de jugement. La rage des petites gens montait devant la pauvreté qui ne cessait de s’accroître alors que le train de vie de cette Autrichienne les narguait. Personne ne pouvait plus comprendre et ni aimer cette étrangère, elle devenait au fil des jours la cause unique de tous leurs maux ; jusqu’au climat auquel on attribuait des origines surnaturelles causé par sa liaison coupable avec le Suédois. Un pli douloureux déforma la bouche du Colonel.

Son destin était-il à ce point lié à sa souveraine qu’elles avaient dû tomber amoureuses du même homme…

Aussitôt le regard froid du jeune militaire corrigea cette pensée.

Amour…Ce sentiment n’était d’aucune utilité. Elle avait crû sentir son cœur vibrer, mais la vie s’était chargée de la rappeler à l’ordre de la plus cruelle des manières. L’amour n’existait pas, pas pour elle en tout cas. La vie n’était qu’épreuves, et seule son intransigeance de caractère lui servait d’armure pour les affronter. C’était tangible, concret, sans surprise.

Cela convenait à l’homme que son père l’avait contrainte à devenir. D’ailleurs elle parlait d’elle au masculin, agissait comme tel… aussi son cœur s’était fermé sur ses secrets.

 

Le jeune Colonel de Jarjayes mit pied à terre et mena sa monture vers les portes grandes ouvertes des écuries. Les chevaux eux aussi souffraient de la chaleur, elle les entendit piaffer de nervosité bien avant d’entrer dans la pénombre.

Un bel homme brun ne tarda pas à venir à sa rencontre.Grand, les épaules développées, sa simple chemise blanche indiquait son rang de serviteur mais sa mine détournait immédiatement de cette première impression. Il y avait comme une effronterie dans son attitude peu conforme à celle que devait adopter un inférieur. Lui aussi était séduisant, de manière pourtant très différente de Girodelle. Ce jeune homme là semblait…souffrir. Pas physiquement, non. Mais l’œil d’un vert limpide brillait d’un éclat amer, flamboyant, comme perpétuellement en colère. L’autre était masqué par d’épaisses mèches brunes, particularité qui aurait pu gâter sa beauté virile si elle n’attirait au contraire un peu plus sur lui les attention féminines tant son charme gagnait en épaisseur, intensifiait le mystère de sa physionomie. Sa voix et son sourire achevaient habituellement de conquérir les dernières réticentes mais pour l’instant il ne semblait vouloir montrer aucun signe de gaîté.

 

- Tu rentres tôt aujourd’hui. Ne me dis pas que Sa Majesté est en train de mettre bas !

 

Le Colonel se raidit. Elle essaya de se maîtriser mais un mouvement de colère la fit se retourner un peu trop vivement.

 

- Je n’aime pas ce ton, André ! Comment oses-tu parler de la Reine de cette manière ?

L’œil unique ne cilla pas, il soutint les poignards lancés par le regard d’azur.

- C’est le langage du peuple pourtant, dont je suis. L’aurais-tu oublié ?

 

Les yeux bleus bordés d’épais et longs cils noirs se voilèrent de contrariété en considérant son ami.

Encore cette envie de se disputer, de la tourmenter…pourquoi ? Elle refusa l’affrontement cette fois-ci. Elle en avait assez de leurs cris perpétuels, de ces chamailleries qui ne menaient à rien. Elle tourna les talons mais avant n’oublia pas de le toiser dédaigneusement. Seul dans la grange surchauffée, André vint prendre les rênes sans cesser de regarder les portes béantes.

Une larme coula sur sa joue alors que son visage garda la même expression d’orgueil blessé.

 

Oscar…même à mes provocations tu ne réponds plus désormais. Que tu le veuille ou non tu m’effaces de ta vie, sans même t’en rendre compte. Tu ne me vois plus. C’est moi qui deviens aveugle et pourtant ce sont tes yeux qui ne veulent plus me regarder…Noble, roturier, je sais bien que cela n’a pas la moindre importance pour toi, mais alors pourquoi t’es-tu laissée éblouir par un titre ? Ce Fersen, qu’avait-il de plus que moi sinon ce misérable quartier de noblesse. Ce cœur n’était pas pour toi et tu t’es laissé capturer par sa lumière, jusqu’à te brûler…Aveugle oui tu l’as été, et maintenant tu te cognes contre cette obscurité qui envahit et durcit ton âme un peu plus chaque jour. Et toi aussi tu ne verras bientôt plus, tout comme moi…Il te faudrait peu de chose, si peu, pour redevenir celle que j’ai connue et aimée…Non, je suis injuste. Car même ainsi je t’aime, même lorsque tu es cruelle sans le vouloir, et froide. Je sais que tu souffres Oscar, je ne le sais que trop puisqu’une souffrance comparable me broie le cœur lorsqu’il bat pour toi. Et tu ne vois rien… pour toi je n’existe plus …M’as-tu un jour seulement regardé, vraiment, réellement je veux dire ? Je ne me rappelle pas…je ne sais plus, tu vois ma mémoire elle aussi me fait défaut…Comment t’ouvrir les yeux, comment rendre ton cœur sensible aux sentiments qui animent le mien ? Je ne sais plus, Oscar…

 

Le jeune Colonel de Jarjayes gravit les trois marches du perron, traversa plusieurs salons avant de s’immobiliser devant une des larges portes-fenêtres offrant la vue qu’elle affectionnait le plus dans cette vaste demeure : celle qui donnait sur la partie ouest du parc, là où le soleil jetait ses derniers rayons.

Elle resta là, longtemps, sans bouger, tandis que sa chevelure s’enflammait d’éclats de sang laissés par ce ciel à l’agonie.

Puis les teintes pastelles remplacèrent le feu céleste, se firent caresses sur ce visage mélancolique. Elle ne bougea pas lorsque des pas troublèrent la quiétude de ce moment.

 

- Oscar…excuse-moi. Excuse-moi pour tout à l’heure. Je suis désolé, j’ai été désagréable je le sais.

 

Elle secoua la tête, pour lui dire en silence que ce n’était rien. Comme d’habitude. Evidemment c’était un mensonge mais il parut en être soulagé, quand elle tourna son visage il essaya même de lui sourire ce qui n’était pas arrivé depuis très longtemps. Incapable d’en faire autant elle alla s’asseoir et accepta le verre qu’il lui offrit, de la citronnade. Elle aurait préféré quelque chose de fort mais s’abstint de refuser.

 

- La Reine m’a relevé de mes fonctions pour une semaine, à cause de son état. Elle m’a paru particulièrement fatiguée aujourd’hui, je me fais d’ailleurs beaucoup de souci pour elle bien que nous n’en parlions jamais. De plus, assister à cette Messe n’était pas pour arranger les choses avec l’évêque de R. qui s’est montré particulièrement violent dans son sermon… Elle n’avait pas besoin de cela, non…

 

André contempla son amie, justement parce qu’elle ne le regardait pas. Elle continuait de fixer la vitre sans vraiment y attacher d’attention, perdue dans ses pensées. Son désir pour elle ne fut jamais si fort qu’à cette seconde. Celui de la prendre au creux de ses bras, de l’embrasser et la faire réagir, la tirer de cet état inexpressif qui pourtant la rendait magnifique.

Lui crier cet amour qui le rongeait.

 

- L’évêque de R ? Et sur quoi a porté son homélie ?

Le clair visage s’anima un peu pour ébaucher un demi-sourire absent.

Même ainsi, même quand elle lui répondait son attention était ailleurs.

- Quelle importance…ah si, sur les désirs terrestres je crois. Le péché de chair…enfin, des bêtises.

Le poing d’André se crispa imperceptiblement.

- Des bêtises ? Et pourquoi…

- Parce que ce genre de discours n’est là que pour impressionner les esprits faibles, les médiocres. Les désirs n’existent pas André, selon moi c’est une perte de temps que d’y penser. Ils sont inutiles, vains, ils sont l’expression d’un manque évident de volonté voilà tout.

- Quel orgueil…Si tu crois qu’il est si simple de résister à nos désirs c’est bien parce que tu ne t’es jamais retrouvée confrontée à eux. Tu juges sans savoir ma chère Oscar.

Cette fois elle réagit. Elle le cloua sur place de sa colère en se levant soudain. Ses yeux étaient encore plus sévères que d’habitude, meurtriers.

- Tais-toi ! Comment oses-tu me parler ainsi ? De quel droit te permets-tu de me juger ? Tu ne sais rien, tu ne comprends rien. Et tu me fatigues à toujours paraître m’observer à chaque instant.

- Je ne faisais que m’inquiéter pour toi…

- T’ai-je demandé quelque chose ? A chaque fois que nous nous parlons à présent cela semble finir en dispute, c’est cela t’inquiéter pour moi ?

- Ce n’est pas moi qui m’emporte il me semble.

- Mais tu fais tout pour me contrarier au contraire, à me regarder sans un mot comme tu le fais ! A porter des jugements sur moi sans que je t’y invite ! Croyais-tu que je n’allais pas le remarquer ? J’en ai plus qu’assez de toi…D’ailleurs, durant cette semaine je trouve préférable de ne pas se voir.

 

Le jeune homme attendit que les pas furieux s’éloignent pour se lever, se porta devant la cheminée vide. Son poing se contractait de fureur contenue mais le vert de sa prunelle avait pris une teinte d’orage.

 

Je ne comprends rien, c’est bien là ce que tu crois…Ton discours te trahit pourtant, ta volonté de me blesser encore plus. Tu souffres et tu préfères le nier, tu méprises les désirs, tu te moques d’eux comme si tu étais au-dessus de cela, dépourvue de sensibilité et acharnée à ne plus vouloir rien ressentir… Très bien Oscar, puisque tu ne me laisses pas le choix je vais te montrer à quel point tu as tort. Je vais montrer à ta fierté que toi aussi tu es faite comme chacun de nous, avec ses faiblesses et ses envies. Par vanité, par orgueil tu crois qu’il est possible de se soustraire à notre humanité…Mais toi aussi tu es humaine, Oscar. Et tu es… femme. Même si tu refuses de le voir et bien je vais te le montrer, moi. Alors, tu verras…

 

De rage André lança son verre contre la pierre.

 

 

* * *

 

 

 

Se réveiller à l’aube et ne rien avoir à faire n’était pas courant pour Oscar. Elle n’aimait pas cela. Elle aurait pu prolonger son sommeil de quelques heures encore mais la force de l’habitude pris le dessus. Sa vie militaire l’avait entraînée à dormir très peu et la paresse ne faisait pas partie de ses goûts. Sa première pensée fut pour son ami et leur conversation de la veille, la confortant aussitôt dans sa décision. C’était une bonne chose qu’ils se voient le moins possible, elle en fut sûre en songeant à l’attitude de défi qu’il adoptait désormais vis-à-vis d’elle. Elle en était blessée, mais chassa cet aveu. Il n’avait qu’à faire ce qu’il voulait cela ne l’intéressait plus.

Elle se lava et s’habilla rapidement, décidée à aller faire une promenade à cheval sans attendre tant le besoin d’action la tenaillait. En se dirigeant vers les stalles elle fut légèrement ennuyée d’y trouver peut-être le jeune homme, mais il était si tôt qu’avec un peu de chance il dormait encore.

Elle se surprit à y entrer avec précaution et se jugea stupide, rassurée pourtant de ne voir âme qui vive. Oscar saisissait les harnais de sa monture quand une espèce de soupir l’arrêta : quelque chose venait de remuer légèrement tout au fond de la grange. Elle haussa les épaules, mais un nouveau froissement l’incita à délaisser sa tâche pour voir de quoi il s’agissait.

Elle avança, dans le silence de cette grange déjà légèrement surchauffée par cette matinée de juin…et brutalement se transforma en statue vide de toute expression : là, endormi à plat ventre dans le foin, se trouvait André.

Entièrement nu.

Il s’était déshabillé à cause de la chaleur sans doute et s’était couché sans même remonter à sa chambre apparemment. Son dos massif et hâlé se soulevait calmement mais Oscar n’y prêta pas plus d’attention dès l’instant où la vision de fesses très fermes et lisses s’imposa à ses yeux écarquillés. Elle voulut dire quelque chose quand brusquement il se retourna, toujours pris dans les filets de Morphée ; et sans qu’elle puisse rien faire reçut de plein fouet à quelques pas de distance, l’évidence de la nature virile de son compagnon d’arme…

Pour la première fois elle vit comment était fait un homme, dans toute sa réalité.

Ses yeux ne purent s’attarder bien longtemps sur le visage endormi et dévalèrent le ventre pour venir s’échouer sur ses hanches, sur la toison noire où reposaient les bourses et la verge du jeune homme, l’étrange renflement qui en terminait la pointe. La peau en était étrange, comme légèrement fripée mais très fine, très douce apparemment. Des brindilles de foin s’emmêlaient dans cette sombre toison et devaient être inconfortables car inconsciemment la main du jeune homme s’étendit, allait atteindre ce membre au repos…ce fut trop pour sa contemplatrice.

Le cœur cognant à tout rompre Oscar s’enfuit, choquée.

Elle trouva refuge dans les couloirs encore sombres de la demeure, l’esprit retourné mais surtout très en colère. Elle n’aurait pas dû voir cela, jamais. La nudité était quelque chose d’interdit et d’obscène dans son éducation, une chose dont on n’avait parlé ni fait référence dans aucune étape de sa vie. Peut-être parce qu’on l’avait forcé à devenir un homme, à penser, à parler comme un homme elle-même faisait totalement abstraction de son propre corps. Voilà pourquoi le spectacle auquel elle venait d’assister lui apparut comme profondément indécent, mettant ses joues en feu. Elle détesta André, le haït soudain avec une violence qui la surprit et lui fit presque peur. Pourquoi ?

Même endormi tout était de sa faute évidemment, sa négligence la scandalisait et la bouleversait. Une…une telle impudeur ! Un remous désagréable accélérait son cœur et la mettait en rage. Parce que c’était lui justement, son ami, son frère. Une présence et une aide, certes une source de conflits ces derniers temps mais il était là malgré tout, un être faisant partie de son existence. Et il sortait de ce rôle pour devenir soudain un corps, terrestre et physique.

Un être sexué, ce à quoi Oscar n’avait jamais songé et n’était pas préparée à faire. Ce qu’elle refusait, catégoriquement.

Elle n’arrivait à se calmer. Ses pas la menèrent vers les cuisines où une très jeune domestique s’affairait déjà à la préparation du déjeuner des maîtres. Grand-Mère n’était pas encore levée, désormais en tant que domestique elle bénéficiait d’un statut spécial à cause de son grand âge.

 

La petite la servit sans attendre et le café fit du bien à la jeune militaire. Jusqu’à ce qu’elle entende un sifflotement venir vers elle.

 

- Tiens, bonjour Oscar je pensais que tu profiterais de tes journées de repos pour dormir tard.

Elle ne releva pas la tête, pour la simple et bonne raison qu’une chaleur diffuse se répandit sur son visage. Elle rougissait !

Cela n’était jamais arrivé. Elle ne regarda pas le jeune homme, et surprit ainsi de curieux regards de la part de la petite domestique. Malgré son jeune âge elle n’arrêtait pas d’aguicher celui assis à ses côtés. Oscar ne vit pas si ils étaient payés de retour car très vite cette ambiance la dégoûta : elle se leva sans un mot, tourna le dos au salut que lança André et courut vers les écuries.

Le fouet du vent sur son visage l’apaisa un peu.

Quelque chose venait de remuer dans l’ordre établi de son quotidien, quelque chose de déplaisant.

A cause de cette image qui ne cessait de la poursuivre. Ce sexe masculin et le reste, car Oscar n’oubliait pas la carrure de son ami débarrassé de ses vêtements, l’étrange équilibre qui s’en dégageait au point de rendre sa posture indécente presque attirante…

Mais non, cette brève réflexion la révolta, elle était encore trop profondément ébranlée. A chaque fois que l’odieuse vision l’assaillait son cœur se remettait à lui cogner ce qui était bien une preuve de répugnance.

Et elle était ivre de colère de montrer une telle faiblesse de caractère.

Elle décida de ne pas rentrer tout de suite tant le fait de se retrouver face à cet inconnu lui parut désagréable.

Inconnu oui, parce que ce personnage étalé dans le foin ne correspondait pas à ce qu’elle connaissait d’André, la réalité crue de sa condition masculine la dérangeait plus qu’elle n’aurait su le dire. La journée passa ainsi, morne et accablante, vide.

Plus taciturne que jamais Oscar regagna son domaine au soleil couchant, contrariée, le cœur inconfortable.

Le lendemain elle se tint immobile de longues, trop longues secondes devant les écuries. Elle fulminait, contre cette hésitation, sa crainte à franchir le seuil…Serait-il là de nouveau ? Allait-elle revoir l’abject spectacle et fuir devant lui ? Elle qui jamais n’avait reculé ni montré le moindre signe de faiblesse devant rien ni personne. Et aujourd’hui un frein invisible retenait ses jambes, asséchait sa bouche et emballait son pouls de manière irrationnelle. Derrière ces portes il y avait l’intolérable, l’interdit que condamnait sa conscience et entravait sa volonté.

 

Le regard d’azur se voila, se durcit intensément. Il ne serait pas dit que quoi que ce soit puisse faire plier le Colonel de Jarjayes.

La main se voulut ferme en saisissant le battant de bois, le pas également en foulant le sol de terre battue. Et soudain un poids qu’elle se surprit à découvrir gigantesque libéra sa poitrine.

Il n’y avait personne.

 

Pourquoi ce soulagement ? Pourquoi avec une telle intensité surtout. La vue du sang, la plus immonde blessure ne l’avait jamais bouleversée à ce point ; ni même la mort. Depuis son plus jeune âge elle avait été éduquée pour regarder en face la détresse et la souffrance humaine, dans ce qu’elle pouvait avoir de plus insoutenable. Mais la nudité de son ami surpris la veille n’entrait pas dans ce contexte, alors pourquoi en être si impressionnée ?

Les questions tourbillonnaient, n’apportant aucune once d’apaisement. Rassurée en tout cas de ne rien trouver d’inquiétant Oscar se mit à harnacher sa monture quand des bruits sourds et répétés attirèrent son attention. Cela venait de l’extérieur, et ses sourcils se froncèrent de ne pas parvenir à en découvrir la cause. Abandonnant momentanément les rênes sur la porte d’une des stalles la jeune femme sortit alors que les coups s’affaiblir d’autant, son oreille pas longue à comprendre que le bruit venait en fait de l’arrière du bâtiment et même au-delà, vers la partie boisée du domaine.

Intriguée elle s’y dirigea.

André était occupé à couper du bois pour les cuisines, profitant que le soleil ne dardait pas encore la brûlure de ses rayons en ces premières heures de l’aube. Cela ne l’empêchait pas de transpirer déjà abondamment tant il mettait d’ardeur à la tâche, il avait d’ailleurs quitté sa chemise pour être plus à l’aise.

Il était de dos mais à la seconde où Oscar eut cette silhouette dans son champ de vision une rage incœrcible s’empara de ses entrailles. Une colère bien plus forte que la veille. Non pas contre le jeune homme cette fois mais devant son incapacité à détourner les yeux de cette peau légèrement humide et cuivrée par l’effort, où se dessinait chaque muscle. André se retourna soudain pour saisir une autre bûche et la jeune femme, par réflexe, se tapit derrière un bosquet.

Et resta là.

Cherchant à comprendre ce qui était en train de se passer en elle, attisant consciemment sa fureur pour trouver la force de partir et quitter cet honteux poste d’observation. Révoltée contre André, contre elle, plus rien n’était clair, les coups de hache semblaient résonner dans son cœur et dans chaque fibre de son corps jusqu’à le rendre douloureux car amplifiant une sourde culpabilité.

Elle bougea pourtant au bout de quelques minutes.

Mais ce fut pour se porter plus avant, protégée par son rempart végétal.

Et elle se maudit de cette impulsion incontrôlable, dans le seul but de mieux apercevoir la tension que l’exercice imposait au ventre du jeune homme, toute la vie qui animait la structure de ce torse et ces épaules puissantes. Furieuse, oui. De se surprendre brusquement à éprouver comme une satisfaction à cette vision, un picotement agréable en songeant qu’elle-même était invisible et voyait tout. Comme si elle le découvrait pour la première fois…L’image de la veille se superposait, lui cognait les tempes de confusion sans pourtant un instant vouloir baisser les yeux et détailler avec beaucoup d’assiduité ses bras tendus à l’extrême quand il équarrissait une pièce de bois.

Quand la hache eut fini son travail la jeune femme retint son souffle, inquiète d’imaginer que les battements profonds de sa poitrine allaient la trahir et révéler sa présence, s’injuriant de cette réaction puérile. Essoufflé, André jaugea d’un air satisfait le résultat puis posa le manche contre le billot, se pencha vers le seau de bois à proximité. Il s’aspergea avec générosité d’eau fraîche, étrilla ses membres pour les débarrasser de toute cette sueur. Il était de face maintenant, assez loin du bouquet d’arbustes mais pas suffisamment pour qu’Oscar puisse ignorer ces mouvements vigoureux sur les muscles durs de ses bras et de sa poitrine.

Jamais le regard de la jeune femme ne fut plus assassin qu’en suivant ces incessantes rotations, elle semblait comme au bord de quelques gouffres terribles renfermant tous les démons que peut concevoir l’âme humaine. Coupable de rester, coupable de trouver ce spectacle si intensément captivant mais ne comprenant pas pourquoi l’équilibre de cette silhouette masculine lui mettait le rouge aux joues, sans raison apparente. Sa respiration par saccade se faisait de plus en plus forte lorsqu’elle se brisa, net : les mains du jeune homme décachetaient négligemment un à un les boutons de son pantalon pour continuer ses ablutions, faisant lentement apparaître la vigueur de son sexe.

Comme la veille Oscar prit littéralement la fuite.

Elle parvint tant bien que mal jusqu’aux écuries, priant qu’il n’ait soupçonné son incroyable attitude.

Les yeux grands ouverts, mâchoire et poings crispés, le jeune colonel se tint immobile dans la pénombre, sa poitrine se soulevant de manière presque frénétique. Epouvantée. Glacée par le sentiment improbable qui nouait son ventre, ce trouble interne qui résonnait pour elle comme un mystérieux appel. Sa volonté venait de lui permettre de se soustraire in extremis à une image plus qu’indécente, et pourtant son corps bouillait de ne pas avoir eu le courage de rester. D’en voir plus. Courage ?

Est-ce ainsi qu’il fallait qualifier l’ignoble pulsion qui la tenaillait ? Elle se fit horreur.

Elle décida de garder la chambre le jour suivant. Il fut facile de convaincre Grand-Mère qu’elle était malade et ne souhaitait pas être dérangée, vérité au fond car une sorte de fièvre diffuse semblait la ronger. Oscar eut beau s’injurier de cette faiblesse inacceptable mais la sensation n’en était pas moins réelle. Malgré ces efforts la nudité d’André la hantait, la manière dont elle l’avait surpris surtout.

Les deux fois à son insu...cela accroissait encore un peu plus la torture de sa conscience. C’était stupide ! Elle, était stupide. Ce fait, ridicule, quotidien et malencontreux d’avoir surpris son ami sans vêtements la mettait en échec, la bouleversait ? Absurde !

Deux jours.

Durant deux jours Oscar resta dans ses appartements en ne sortant quasiment pas, deux jours à ressasser inlassablement des questions vaines, à vouloir comprendre l’émotion qui avivait la pâleur de son teint quand en pensée elle revoyait André fendre les tronçons de bois.

Deux jour à faire d’une image une obsession, devenant au fil des heures une profonde et invisible blessure dans les tréfonds de son être. Et plus le temps passait plus la blessure devenait délicieuse à s’en laisser tourmenter, plus intense le besoin de la provoquer de nouveau. Oscar eut beau s’en défendre, rien n’y faisait. Aux premières lueurs du troisième jour l’idée d’épier l’interdit fut trop forte. Surprendre encore ce qu’il ne fallait pas, ce qui n’aurait jamais du avoir de place dans sa vie. Revoir ce corps et rester cette fois, ne pas fuir. De cette façon peut-être vaincrait-elle la trop douce meurtrissure de ses entrailles…

 

La demeure paraissait encore prise dans les torpeurs de la nuit, l’aube s’apprêtait à en bousculer la quiétude aussi la jeune femme en profita pour se glisser sans bruit à travers les couloirs. Où allait-elle ?

Elle ne savait. Ou ne le savait que trop hélas, attirée vers la grange comme un aimant vers son pôle magnétique. Le besoin de revoir André nu agissait désormais indépendamment de sa volonté. Ce ne fut donc pas du soulagement qu’elle éprouva lorsqu’elle constata que son ami n’était pas là mais une déception, gigantesque. Elle s’injuria intérieurement avec violence, prenant conscience de sa folie : se lever avant l’aube pour…pour…mais elle était ignoble !

 

Transie par l’ampleur du dérèglement de ses pulsions Oscar rebroussa aussitôt chemin, allait se ruer au dehors pour regagner son lit et s’y abrutir de sommeil quand son cœur se renversa au son d’un sifflotement familier et bien distinct.

André poussa et referma un battant, puis reprit l’un des deux brocs d’eau chaude qu’il apportait humant l’air encore frais avec intense satisfaction. Il s’avançait quand son pas se fit hésitant, écouta quelque chose…et secoua la tête en reprenant son sifflotement volubile. Il déposa son chargement au fond de la grange, adressa quelques claques et flatteries amicales aux croupes des chevaux et prit un large baquet en fer blanc dans un coin.

Son attirail ne se cantonnait pas seulement en eau chaude, il avait sur l’épaule une large serviette de lin blanc et un pain de savon de pays dans la poche. Il remplit le baquet d’eau fumante puis se déshabilla en chantonnant pour procéder à une toilette décidément bien matinale. Il n’avait de l’eau qu’aux chevilles ou à peu près, mais semblait fort goûter de pouvoir patauger et se savonner en toute tranquillité. Tandis que son épaule gauche commençait à disparaître complètement sous la mousse André arrêta de nouveau son geste, parut écouter encore plus attentivement, et de nouveau reprit ses chantonnements en se traitant d’idiot.

Telle une ombre Oscar se rapprocha encore…

Etre mise devant le fait accompli, obtenir ce qu’elle désirait si ardemment sans tout à fait l’avoir voulu augmenta chez la jeune femme et sa souffrance morale, et sa joie.

 

Ce dernier sentiment n’était pas exact mais elle ne sut définir autrement la sensation sauvage qui la gagnait face à ce qu’elle brûlait de voir. Et pourtant son cœur était ravagé par la colère, toujours, de ne plus se sentir capable de maîtriser cette pulsion.

Silencieuse, elle s’approcha un peu plus.Les gestes d’André étaient plus doux et lents que le jour de la corvée de bois, et la bouche de la jeune femme de s’entrouvrir bientôt sous le véritable envoûtement que prodiguaient les mains nerveuses de son ami, à les regarder courir sur les épaules, étreindre les aisselles et les pectoraux. A vrai dire elles se voilaient souvent à sa vision car cette fois encore il lui tournait le dos. Elle ne retint pas cette répétition étrange car André entreprit de se frotter le dos avec méthode la distrayant de toute autre chose ; aucun muscle ne fut oublié…Oscar ignorait qu’il pouvait y en avoir autant, de si petits, là, vers l’omoplate, roulant doucement sous la peau mouillée dont elle ne perdait aucune des incessantes et subtiles allées et venues. Mais au fil des secondes, des minutes, de ces mouvements infimes naquit un sentiment nouveau pour la jeune militaire, une sensation plutôt. Une chaleur.Intime et insidieuse, presque pénible. Non plus moral mais physique celui-là. Jamais éprouvé. Si diffus qu’elle n’y prit garde que trop tard, quand il ne fut plus possible de l’endiguer. Sur le moment ce ne fut qu’un froissement intérieur et elle le négligea tant le corps hâlé et savonneux l’attirait. Elle s’en défendait pourtant, son mental luttait ferme, la sermonnait d’une voix de plus en plus inaudible.Voix qui se tut complètement quand elle vit une des mains masculines descendre encore pour venir se glisser sur les fesses sculpturales.

 

Dès cet instant la chaleur se fit précise dans le corps d’Oscar, et sa respiration se raréfia quand ses yeux grands ouverts la suivirent dans sa toilette intime. Plaquée contre une des stalles de bois elle vit la main insister avec délicatesse le long de l’échancrure, s’insinuer doucement entre les cuisses puis repartir, y revenir sans cesse comme si cette action lui causait bien plus de satisfactions que le simple contact de l’eau. Avec horreur la jeune femme sentit comme des picotements dans cette partie d’elle-même elle aussi, et serra désespérément les cuisses pour que cette chaleur honteuse arrête de s’emparer de ses sens. Cela empira, son esprit renversé de devoir admettre qu’elle appréciait ce ravage. Elle ne détachait plus ces yeux des doigts impudiques qui caressaient ouvertement les chairs fermes, descendaient, s’attardaient un peu plus longuement à chaque effleurements, se glissaient dans des zones qu’elle n’aurait jamais pensé apercevoir un jour.

Et pourtant elle n’était pas au bout de ses peines.

Comme les fois précédentes, avec une troublante similitude André se retourna.

 

Aurait-elle voulut fuir que ce qu’elle découvrit l’en aurait empêché, tant le choc fut grand. Le sexe du jeune homme ne reposait plus sagement contre une de ses cuisses comme elle l’avait découvert au petit matin. La verge se dressait avec arrogance devant les yeux innocents de la jeune militaire tapie dans l’ombre, semblait gonflée d’une vie dont Oscar ignorait tout. Pétrifiée, choquée mais fiévreuse, sans plus oser battre des paupières elle vit André se concentrer sur ce membre érectile, s’en saisir avec fermeté. Du bout des doigts l’autre main vint caresser les testicules sertis dans la toison sombre, doucement, remplaçant très vite les chantonnements par des murmures, des soupirs de contentement. Sa main allait et venait avec lenteur et concentration, augmentant peu à peu la détente des traits de son visage.

Sans que son mouvement ne s’arrête il quitta la bassine à reculons et s’appuya contre le mur, laissa perdre son regard vers les hauteurs tandis que le va-et-vient s’accélérait insensiblement, avec douceur puis plus précis. Ses gémissements s’accentuaient et pourtant la main n’en paraissait que plus motivée à accentuer sa vitesse d’action, encore, et encore, jusqu’à la frénésie.

Ce membre devenu raide et dur paraissait contenir toute l’énergie du jeune homme, se gonfla, fit davantage cambrer André en intensifiant le mouvement de ses hanches, la crispation de ses traits, ses soupirs, de plus en plus rapides, et…

 

Quand la jeune femme entendit ce cri quelle prit pour de la souffrance, quand elle vit ce sexe se libérer soudain d’une puissante écume, quand enfin elle perçut le plaisir insoutenable et obscène qui tiraillait ses propres cuisses ce fut comme un éclair foudroyant sa conscience. Toutes ces années de discipline morale et psychique refirent d’un coup surface, terrassèrent et condamnèrent sans appel son attitude.

 

« Honte ! »

 

L’imprécation résonna dans un coin de son cerveau, fit voler en éclat l’espèce de transe dans lequel elle se trouvait. Dégoûtée de son ami mais surtout d’elle-même, Oscar se recula violemment pour s’arracher à cette vision insoutenable. Elle buta contre le flanc d’un des chevaux et ce fut la réaction en chaîne : l’animal hennit de frayeur, aussitôt relayé par l’agitation des autres montures craignant une menace.

Ce fut heureux, la cacophonie couvrit sa retraite maladroite jusqu’à la porte de la grange alors qu’André tonnait des rebuffades pour calmer ce bref vacarme, la jeune femme parvenant tant bien que mal à s’échapper…

 

Le calme revint l’instant d’après, le jeune homme ne bougea pas.

Il se contenta de retrouver lentement son sourire, un sourire machiavélique. Il renversa un peu son visage, laissa couler la lumière verte de son œil sur les portes closes. Puis murmurant tout haut, moqueur :

 

- Alors Oscar ? Toi et ton orgueil avez apprécié cette leçon ? Il semble que tu y prennes goût en tout cas…Et maintenant, froide, insensible Oscar de Jarjayes que penses-tu des désirs terrestres, te semblent-ils toujours aussi ridicules et absurdes, si aisés à contrôler ? Comment vas-tu lutter contre cela, dis moi…

 

 

 

 

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