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  la menace fantôme   

 

 

Chapitre 1

- Amour, Amour, je te hais tant... -

 

 

Sans que personne ne comprenne vraiment comment, la guerre éclata. 

 

Motivées par les pluies de la veille et cette chaleur si caractéristique qu’apporte le mois de juillet, dès l’aube les troupes furent prêtes aux plus effrayants ravages que mémoire d’homme ait jamais connue.

L’air étouffant avait cédé sous l’orage de la nuit, une brise agréable essorait à présent le ciel pâle et ses quelques nuages paresseux, témoins involontaires de la boucherie prête à éclater.

 

Car face à la horde déchaînée, une seule personne.

Unique.

Se riant du danger et l’œil bleu plutôt frondeur pour la circonstance, ce personnage formidable haussa brusquement un double menton un peu flasque en guise de défi.

 

 

- Alors infâmes vermines, vous avez eu le front de me défier ? HA ! Tremblez ! Car vous vivez là vos dernières heures. 

 

Totalement insensible à la menace l’ennemi ne broncha pas.

Il faut dire qu’à ce jour personne n’avait vraiment prouvé que le macrosiphum rosea pouvait entendre quoi que ce soit, aussi il ne se passa rien, strictement rien, l’air ambiant toujours chargé des tendres cuicui des petits oiseaux en amour.

Le macrosiphum - que les esprits pratiques appelleront « puceron » - fit en effet l’insensible en affichant un mépris évident, et continua de sinuer parmi les épines de la roseraie de Grand-Mère comme si de rien n’était, à l’immense fureur de celle-ci.

 

Palsambleu !

 

Ah on voulait de la violence et du meurtre? Et bien on allait être servi ! Grand-Mère vissa son couvre-chef, un splendide chapeau de paille à peine mité du côté droit et fonça, l’œil mauvais : il ne serait pas dit que cette sous-espèce aurait raison d’une des plus brillante intelligence humaine ! Armée d’une décoction d’orties encore tiède la vaillante aïeule fondit sans plus attendre sur la bestiole impudente, pulvérisant sans relâche, tournant, virant, transformée en véritable tornade grise parmi les rangs adverses.

Sa roseraie c’était la prunelle de ses yeux, sa fierté, aussi pas question de la laisser aux prises avec ces vandales sans foi ni loi.

Le soleil continua de se lever en bayant aimablement aux hirondelles, glissa quelques rayons curieux et amusés sur la silhouette frénétique qui marmonnait des imprécations aussi terribles qu’inaudibles.

 

 

La bataille faisait rage,  quand soudain une série de hurlements débridés fracassèrent la quiétude du parc.

 

 

- Mais foutrecul vas-tu finir par t’excuser, oui ? 

- Plait-il ? Des excuses ? Donnerait-on dans l’humour maintenant ! Ce serait à moi de faire des excuses ? Alors là je rêve…Des excuses, n’y pense même pas !! 

- Oui des excuses, et tout de suite ! Ou sinon…sinon… 

- Sinon quoi !

- Ou…ou sinon je te chasse ! Sur le champ !

- Ahaaaaa arrête ! J’allais dire « ne te gêne pas », mais attends que j’appelle mon cheval pour qu’on rit ensemble, elle est tordante !

- Imbécile ! DES EXCUSES !! 

- JAMAIS. Je ne m’excuse jamais face à des fillettes au sang de navet.

- QUOI ?! Ose répéter ? Fillette ?! Sang de navet ?! Alors ça tu vas me le payer espèce de sale gueusaille de valet de ferme !!

 

 

Un épouvantable vacarme suivit, fait de cris, de jurons crochus et de coups de poings en tout genre, laissant tout juste le temps à Grand-Mère de courir vers un autre champ de bataille, bien réel celui-ci.

 

 

- Assez !  glapit la vieille femme d’une voix suraiguë.

 

 

Il est tout de même navrant de voir à quel point le verbe est faible devant…cette horreur : impuissante, Grand-Mère ne put que regarder s’écharper deux espèces d’Ostrogoths sous un carnage de jambes et de bras s’ébattant dans l’herbe. L’aïeule usa de ses plus célèbres menaces, ses plus hauts cris, sa voix développant des trésors de modulations insoupçonnées…et dut rapidement se rendre à l’évidence : selon son expression favorite « autant pisser dans un violon ».

 

A ses pieds deux hommes éprouvaient toute la vigueur de leurs dix-huit ans à se bourrer de coups de pieds, s’étrangler, le but étant apparemment de faire mourir l’autre par asphyxie.

 

- aaaaaarhh…rête, tu….m’…touffes !!! 

- Alors ? J’ai gagné ??! 

- Ja…mais !! 

 

 

L’un des deux combattants, un jeune brun à la carcasse harmonieuse et développée, venait de saisir son compagnon et le serrait comme un sauvage par le col, sous son coude replié. Il avait la victoire mais il voulait l’entendre de la bouche de sa victime semblait-il, cette dernière davantage disposée à rendre l’âme plutôt que d’avouer quoi que ce soit.

Epouvantée à la vue d’un visage d’ange teinté de pourpre de plus en plus foncé, la vieille dame hurla de toutes ses forces.

 

 

- ANDRE GRANDIER !! Je t’ordonne de lâcher immédiatement ou je te déshérite ! 

 

 

La menace fut à ce point persuasive…que le brun resserra encore sa prise. Evidemment ce n’est pas avec trois paires de chaussettes de laine non usagées et deux souliers à boucles qu’on motive quelqu’un, en terme d’héritage il y avait mieux c’était certain.

Mais Grand-Mère perdait tout, ses arguments, sa tête, son calme, ce qui commençait à faire beaucoup pour une femme de son âge. Devinant qu’il était urgent d’établir des priorités elle décida que le macrosiphum rosea attendrait : l’Andrea Grandieris était encore plus redoutable !

 

Et infiniment plus bruyant, comme témoigna le cri de fauve qui ponctua sa trouvaille : n’écoutant que son bon cœur la vieille dame venait de déverser violemment sa mixture sur la tête de son petit-fils. Pas de doute, la purée d’orties triomphait du verbe ! Grand-Mère se planta fermement, poings sur les hanches et tonitrua du haut de sa petite taille.

 

 

- Et maintenant vous allez tout m’expliquer ! Je veux savoir ce qui se passe encore ! 

 

 

Encore.

Mot détestable. Son quotidien, son inquiétude depuis de très longs mois. Des jours à entendre inlassablement des provocations, ces coups de poings remplaçant les rires d’autrefois.

Comment trouvaient-ils de telles énergies pour se battre, si souvent ? Pourquoi surtout…hier sereins et tranquilles, sûrs de leur amitié lorsque penchés près de l’âtre une blondeur se mêlait à la rayonnante nuit brune. Deux petits visages qui communiaient en silence, par de discrets et invisibles sourires, en ce langage secret connu d’eux seuls. Et aujourd’hui, toujours ses tendres monstres mais au prix d’injures et d’imprécations mortelles à longueur de journée. Avaient-ils donc tant changé ses deux petits ?

Ses enfants…ou alors cela faisait plus longtemps qu’elle ne le croyait, et elle-même avait vieilli sans même s’en rendre compte...

Pour elle André et Oscar restaient ses chers garnements, indestructibles. Deux petits taureaux que la vie n’avait pas encore abîmés. Fragiles…

 

 

- Foutrerie de merde !!!  hurla  Oscar.

 

 

…mais mal élevés !

 

 

La purée d’orties n’avait pas franchement détaillé sur qui elle avait jailli, la victime et l’agresseur se roulaient de douleur en une belle fraternité pour se débarrasser du liquide poisseux. Très émouvant…Pour une fois que ces phénomènes s’entendaient sur quelque chose ! Pourtant Grand-Mère ne se priva pas de terrasser ses grands petits-enfants d’un œil myosotis vraiment féroce.

 

 

- Ça y est ? Vous êtes calmés ? Maintenant vous allez tout m’expliquer, et en détail !  

 

Une silhouette se déplia, dévida sa hauteur, suivie d’une autre plus gracile. De violacé le visage d’ange était devenu vert, mais la fureur toujours rouge feu.

 

- Ce qui se passe Grand-Mère, ce qui se passe ? Il se passe que ton petit-fils est un paltoquet, voilà ! Un rustre né dans un cul-de-basse-fosse se croyant meilleur que les autres, un loqueteux qui n… 

- Non mais écoutez-la, se mit à rire l’interpellé qui ressemblait à un faune sorti de quelque buisson. Sache ma petite que tes insultes ne m’impressionnent pas. Tu es même pathétique en vérité.

 

A la vue d’une Oscar écumant de rage Grand-Mère crut un instant qu’elle allait devoir elle aussi se lancer dans la bataille pour les séparer, mais ne maîtrisant pas vraiment le roulé-boulé jeté de jambes elle préféra une technique infiniment plus efficace.

 

 

- CESSEZ ! Ou j’appelle le Général de Jarjayes sur-le-champ pour qu’on s’explique ! 

 

L’effet fut radical.

 

A l’écoute du nom du terrible patriarche, les jeunes colères tombèrent aussitôt les faisant presque se mettre au garde-à-vous face à Grand-Mère. Tout en continuant de se lancer de côté des œillades assassines…

 

- Mais qu’est-ce qui vous prend à la fin, tous les deux ! Avez-vous perdu la tête ? Vous voyez un peu dans quel état vous vous êtes mis ? Et pourquoi, pour des bêtises j’en suis sûre, comme d’habitude. Vous devriez avoir honte André Grandier, honte de votre conduite envers celle que vous devez protéger et servir ! 

La riposte du jeune homme ne se fit pas attendre, bien que mâchonnée entre des dents méprisantes.

- Protéger, servir…voilà bien la meilleure. Comment protéger ce foutu caractère je voudrais bien le savoir…. 

Instantanément deux yeux impitoyables le terrassèrent.

- Je t’interdis de dire que j’ai mauvais caractère, espèce de… 

- Oscar ! coupa Grand-Mère,  très mécontente mais ayant comme une sorte d’envie de pleurer.  Est-ce de cette façon que je vous ai élevé, dites-moi ? Vous lançant à la tête la maison entière au point de me faire mourir de chagrin à chaque minute ! 

 

 

 

Cette fois la colère d’Oscar et d’André tomba bel et bien, définitivement, leurs deux silhouettes prenant l’allure contrite que leur dictait leurs cœurs. La vieille femme savait bien qu’ils l’adoraient, que jamais ils ne lui ferait de peine, consciemment du moins…et elle s’en voulait un peu de leur servir ce genre de chantage ; car jamais au grand jamais, elle n’était disposée à aller sucrer les fraises à cause de ces maudits démons ! Mais il faut bien se battre avec les armes dont on dispose, et la vaillante aïeule bien décidée à  épuiser tout son arsenal avant de s’avouer vaincue.

 

Mais d’abord il fallait comprendre.

 

Elle croisa les bras devant les têtes baissées et toutes vertes.

- Maintenant André explique-moi clairement comment tout cela a commencé…et pas d’injures je te prie !

Le jeune homme soupira,  excédé.

- Et bien Grand-Mère figure-toi que je n’en sais fichtre rien: j’ai à peine dit trois mots à la fin de la petite séance d’escrime de tout à l’heure, que Mademoiselle m’a littéralement sauté à la figure toutes griffes dehors en m’ordonnant de lui faire des excuses. Je voudrais bien savoir pourquoi…

- Menteur !  rugit Oscar. Ce n’est qu’un fourbe Grand-Mère, ne l’écoute pas ! Il n’arrête pas de me provoquer avec ces airs suffisants, ces « Mademoiselle » outrageants et sa prétention ridicule, il me doit le respect !

- La vérité est que j’ai gagné, et ça tu ne le supportes pas… 

- Tu as triché ! 

- Faux. 

- Je…je t’interdis de répliquer ! 

- Tu n’as rien à m’interdire. 

 

 

Alors qu’une nouvelle chamaillerie s’amorçait Grand-Mère inspira un bon coup, puis exhala le plus formidable hurlement que le parc ait jamais connu, jusqu’à faire mourir quelques moineaux innocents ayant eu le malheur de se trouver là.

Essoufflée, impitoyable, Grand-Mère toisa ses petits-enfants non pas verts de peur mais d’orties, transformés en statues de sel.

L’aïeule les menaça l’un comme l’autre du doigt.

 

- Mais vous êtes devenus fous tous les deux ma parole, non mais regardez-vous ! Toi, Oscar, est-ce de cette façon que tu fais honneur à ton titre de Capitaine de sa Majesté, dis-moi ? Et toi André, que la bonté du Général a paré de toute l’instruction qu’on puisse imaginer, te transformer en démon, en brigand des grands chemins, pour des broutilles ! Mais qu’avez-vous dans la tête ! Allez vous laver maintenant, et je ne veux plus vous entendre jusqu’à ce soir c’est compris ? Disparaissez !  Ouste !

 

 

Ils obéirent, oui, mais pas de gaîté de cœur. Traités comme des enfants sans cervelle…voilà qui était pour leur plaire !

Grand-Mère capta deux ou trois poignards tapis dans les fourrés de sombres arcades sourcilières en disant long sur la situation, mais qu’importe.

Mordiou ! Laisser Jarjayes devenir pire qu’un beuglant des faubourgs, jamais ! Il fallait agir, et vite, certainement pas avec un assortiment ridicule de seaux d’orties cachés un peu partout pour être prête à éteindre l’incendie verbal et physique qui sévissait à tout moment.

N’ayant plus vraiment le cœur à l’ouvrage Grand-Mère planta là le macrosiphum et ses quelques petits camarades en train de mourir dans d’atroces souffrances pattes en l’air, et décida qu’elle-même avait besoin d’un solide remontant.

 

Non à cause de son grand âge, ni de la fatigue…oh et puis si après tout, pour se déculpabiliser de sortir les rillettes et le vin rouge dès 7 heures du matin Grand-Mère était prête à avouer ses 108 ans bien tassés accompagnés d’une arthrite de tous les diables qui ne la laissait jamais en repos.

Il est des médicaments qui valent la peine de se sentir au bord de la tombe, et la rillette en faisait partie.

 

Pénétrant dans sa sacro-sainte cuisine, son antre chéri, sa deuxième prunelle après la roseraie, l’aïeule ne fut pas longue à sortir les denrées propices à un réconfort moral de choc ; puis s’effondra sur une chaise qui protesta d’indignation d’être de si bon matin malmenée par des années de « maladie » soignée à grand renfort de boustifaille en tous genres. Sans parler des denrées liquides qui elles étaient prises à toutes heures du jour : Grand-Mère prônait assidûment l’auto-médication.

 

Bref, elle s’apprêtait à entrer de plein pied au Paradis ou tout du moins dans son céleste vestibule, quand une voix tonitruante fit éclater ce bonheur simple en mille morceaux.

 

 

- Bertrade ! Mais quelle bonne idée que ce repas improvisé, tu m’invites ?

 

 

Voilà.

L’Enfer sur terre dans cette vraie phrase splendide qui vous vrille les nerfs lorsque, bouche ouverte, on s’apprête à engloutir une tranche de pain frais rillettée de main de maître ! Et c’est toujours, toujours, mais vraiment TOUJOURS au moment où vous allez tutoyer les anges que ce caillou arrive dans vos chaussures, que l’intrus cousin du Diable décide de vous pulvériser jusqu’à la plus petite miette d’illusion de vous croire seule au monde. « L’enfer, ce sont les autres » allait affirmer le philosophe quelques siècles plus tard. Il se trompait. La phrase exacte aurait dû être : « L’enfer, c’est Hortense-Marie Trouche. »

 

L’enfer, le purgatoire, les diablotins, Satan et ses frères, tout, sorte de fusion d’Apocalypse à grosse poitrine et voix de sémaphore à fort accent patois. Par là-dessus un sourire à vous effrayer une portée de corbeaux, des gestes à l’avenant et des familiarités de curé en mal de miracles, sans compter la désastreuse habitude de lancer « je vous l’avais bien dit » à tout bout de phrase pour preuve d’une intelligence qu’elle n’avait pas.

Hortense-Marie, c’était surtout la preuve que le suicide devenait un art de vivre après une heure passée dans la même pièce.

 

Mais voilà, c’était la seule voisine voire la seule amie que Grand-Mère avait, si le terme « amie » peut se justifier après avoir demandé, un jour de marché, banal, « combien coûte vos potirons ? »

Pour Hortense-Marie, maraîchère de son état, ce fut le ciel qui s’ouvrit sous une musique de trompettes angéliques.

Pour Grand-Mère, l’arrêt de mort de sa tranquillité.

Elle n’avait mis rien d’autre dans le mot « potiron » que ce qu’il était, c’est-à-dire désigner un légume de la famille des cucurbitacées un peu trop sucré peut-être et légèrement propice à lâcher des vents sous les draps le soir, en tout cas sans intonation particulière.

Mais pour d’autres « potiron » dévoilait sans doute des horizons pleins de flamboyances, des serments d’amitiés déchirantes faits de fidélités se poursuivant au-delà de la tombe, de l’éternité même ! En tout cas, d’une loyauté émue comme seuls les chiens à truffes humides savent la donner.

Et surtout d’une présence très, mais vraiment très assidue auprès de celui qui l’avait prononcé.

C’était un point de vue, car Grand-Mère aurait plutôt parlé de brise-couille que ça n’aurait choqué personne, pas même le Bon Dieu.

 

 

Et puis outre cette assiduité pour le moins colonisatrice, sans crier gare, c’était surtout la manie de balancer un prénom honni à tout bout de champ qui hérissait l’aïeule, souligné de ce petit sourire de pucelle positivement crispant.

Mourdiou ! S’appeler Bertrade était déjà un fardeau suffisamment lourd à porter sans qu’on vienne vous l’agiter sous le nez avec des fiertés de garçon de foire aux mains moites, quand tout le monde optait pour le sobre « Grand-Mère » de rigueur.

Incroyable comme les imbéciles aiment à se distinguer par des raffinements pervers.

 

 

- Et alors Bertrade, l’on a perdu sa voix ? L’on est point de bonne humeur, jourd’hui ?

 

 

Oh que si…avec dans l’idée de concocter une explosion de soupe de potirons à tête d’Hortense-Marie…de bien écraser le tout…de tout pulvériser…de…

 

- Allez zou, je m’assoie ! J’adore les rillettes, vous avez dû le deviner pas vrai ? C’est ça qui m’a fait venir.

 

Mais oui…bien sûr que oui, la Marie Trouche a en plus un odorat de cochon truffier, et allez ! Manque plus qu’elle parle de son sixième sen…

 

- Ah pour sûr, je le dis toujours : « j’ai un sixième sens pour ce genre de choses ». Je vous l’avais bien dit, moi quand c’est bon, c’est bon, j’hésite jamais.

 

« Vous devriez... » marmonna la vieille dame, se demandant si techniquement elle aurait le temps d’assommer cette femme avec sa louche, de la découper en morceaux et les faire brûler dans le poêle avant le réveil du Général. Maudite vieillesse…elle n’avait plus ses réflexes d’antan. A contrecœur elle dut renoncer à l’élaboration de ce plan délicieux.

Hortense-Marie quand à elle puisa généreusement dans le pot à rillettes pour en extraire la quasi-totalité et le mettre sur du pain, le malaxer sauvagement de la pointe de son couteau, martyriser encore plus la chair délicate pourtant trépassée depuis longtemps, en faire un monticule énorme, branlant, carrément effrayant rien que de l’imaginer se répandre dans cette bouche subtilement édentée. Assorti du cri de ravissement, édenté lui aussi.

 

 

- Mmmmmm, Bertrade ! Vos rillettes ! On en mangerait sur le cul d’un lépreux !

 

 

Grand-Mère se dit que dès demain elle allait écumer la Cour des Miracles pour la contenter. Mais là aussi, les priorités étaient urgentes à établir : que cette goulue déguerpisse avant qu’un meurtre ne soit commis.

 

 

- Bien, ce n’est pas que je m’ennuie avec vous mais j’ai beaucoup de travail aujourd’hui. Le Général de Jarjayes ne va pas tarder à descendre et il a horreur d’attendre sa collation du matin. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chem…

- Bertrade ! L’êtes un vrai cordon bleu, pour sûr. Vos rillettes c’est comme aller à la messe, elles sont plus encore plus gouleyantes que le bedeau !

 

Et voilà, l’humour de confessionnal ! Qu’avait-elle fait au ciel pour avoir pareil fléau, dès 7 heures du matin ? L’holocauste des pucerons, c’est ça ? Macrosiphum, Bébête à Bon Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs, plus jamais je ne torturerai tes petits congénères si Tu me débarrasses de cette plaie de l’Egypte ! Pire qu’une sauterelle ! Adepte de la terre brûlée, de la jachère, petite-fille d’Attila option nettoyage de charcuteries, après moi RIEN, plus rien ne subsiste dans le cellier !

 

 

 

DU CALME !!

 

 

 

Inventant avant l’heure la technique respiratoire dite « du petit chien », Grand-Mère ferma les yeux un court instant pour se composer un sourire un tant soit peu aimable, en fait un rictus qui aurait épouvanté quelqu’un de plus attentif qu’Hortense-Marie. Mais cette dernière était perdue dans ses extases et pas grand-chose ne pouvait y remédier.

 

 

- Ah Bertrade…quelle amie vous êtes pour moi. Si aimante, si dévouée…toujours le cœur sur la main pour m’accueillir ici, moi si timide ! J’ose point,  j’ai scrupule à venir et vous avez toujours le plat qu’il faut pour me mettre en confiance. Qui un petit salé, qui un rôti, qui un chapon. Je donnerai ma vie pour vous, vous savez !

- C’est vrai ? Et bien justement c’est une excellente idée : je pensais que vous pourriez v…

 

Une épouvantable cacophonie brisa net la joie de Grand-Mère de demander à cette femme d’honorer sans attendre un si doux serment, deux voix bien familières en déboulonnèrent tout espoir lorsqu’elles entrèrent à leur tour dans la cuisine.

 

- Vil faquin ! Je te ferais payer cher ton insolence, comment as-tu osé me faire cela !

- Mais vas-tu arrêter de crier comme les oies de la mère Rabaud, oui ? Je te dis que je n’ai rien fait bon sang, comment faut-il te l’expliquer !

Sans prendre garde aux deux femmes assises, Oscar et André de nouveau l’incarnation parfaite de tornades tropicales balayant tout sur leur passage, la jeune fille marchant devant bloqua net, se retourna et vint sous le nez de son brun compagnon.

- En arrêtant de mentir comme un arracheur de dents ! Tu crois que je ne t’ai pas vu rôder autour des sangles des chevaux ? C’est toi qui as détaché la courroie de ma selle, c’est à cause de toi que je viens de tomber !

- Quoi, « rôder » maintenant ?! Non mais Oscar rassure-moi, tu as reçu un coup sur la tête en tombant de ton lit ce matin ? Puis-je courtoisement te rappeler que je ne « rôde » pas autour des chevaux mais que j’exerce la fonction que le Général ton père m’accorde ? Rôder…mais on aura tout entendu. Ri-di-cu-le, ma petite…Ridicule !

- Cesse de m’appeler « ma petite » ou je te troue la peau à coup d’épée !

- Vas-y.

- D’accord ! Tout de suite, dehors ! Tu vas voir !

 

Grand-Mère se levait comme un ressort sous le double écho fuyant  vers le parc quand une phrase, LA phrase allant changer le court entier de son existence fusa derrière elle.

 

- Ah, que c’est beau l’amour…Ca vous redonne des envies d’avoir vingt ans ! C’est-y pas Dieu possible de vieillir tout de même…

 

 

Elle crut avoir mal entendu.

Ou que cette autre folle s’était soûlée à la rillette, devenue un cas désespéré.

Enfin tout son monde s’écroula sous ce mot.

Amour.

 

 

Amour…

 

Amour !

 

A…mour ?

 

HEIN ???????

 

Ça rend raide fou de vendre des potirons non ?! Les asiles sont pleins de vendeuses de potirons ! C’est connu ! Pas possible autrement ! Et Grand-Mère prit un aller simple pour une cellule elle aussi car elle voulut avoir confirmation de la démence qui se développait pile sur sa table de cuisine.

 

 

- Qu…qu…quoi ?!! Je deviens sourde sans doute, mais j’ai cru entendre le mot…AMOUR ? C’est ça, c’est bien ça, le mot amour, oui ? Pour…pour cette chose qui vient d’avoir lieu, pour ce cataclysme qui dure depuis des mois, les injures, les coups, les provocations qui lancent ces deux-là tous poings dehors à la moindre phrase, leur trouvaille de s’écharper tout le temps, partout, AMOUR ?!!

 

Hortense-Marie balaya la tirade exorbitée de Grand-Mère d’un revers d’épaule, sûre de son argument imparable.

 

- Evidemment.

 

 

La bouche de la vaillante aïeule voulut formuler deux trois observations sur la santé mentale de son interlocutrice mais en fut incapable, vint se laisser choir face à elle comme devant un monstre à deux têtes mangeant deux fois plus de rillettes. Ledit monstre qui continua ses ravages dans le pot de grès mais consentit tout de même à fournir quelques explications, à grands renforts de moulinets de couteau agité dans le vide et de quelques postillons généreusement distribués.

 

 

- Ca fait longtemps que je les observe des deux-là…enfin surtout votre petit-fils, sauf votre respect bien entendu. Je sais bien que je suis une vieille carne maintenant mais…ah, il est tellement ragoûtant votre André que ça peut pas faire du mal aux yeux hein, pour sûr ! Surtout depuis quelque temps…sacré nom, quel beau morceau que ce loupiot-là ! L’est devenu un vrai homme, ah pardon ! pardon messieurs-dames mais moi je l’y mangerai comme ce pot de tripailles tiens, tout entier en m’en léchant les doigts jusqu’aux coudes ! Et c’est-y ben dommage qu’il aime que les garçons ce pauvret…

- QUOI ?!

- Oui…n’a d’yeux que pour cet Oscar, joli jeune homme d’ailleurs, mais qué misère d’aller perdre son temps avec ce coquelet…

- Hein ?! Heu…ah, ça…hum, oui ! Non mais quoi, ses yeux pour Oscar ? Mais qu’est-ce que vous racontez, quelles sont ces histoires !

Hortense-Marie arrêta son moulinet comme un suprême apitoiement.

 

- Vous voulez dire que vous n’avez rien vu ? Mais ma pauvre Bertrade, ces choses-là se voient comme le nez au milieu de la figure ! Non ? Vraiment pas ? Evidemment, à force de les avoir toujours dans vos pieds, vous l’y regardez plus trop trop, pour sûr. Ah je vous l’avais bien dit,  le Printemps, les petites fleurs, les abeilles…c’est point que pour les animaux, c’est pour les hommes aussi pour sûr !

 

Pour sûr, sauf que Grand-Mère ne comprenait pas un traître mot à la démonstration. Amour…

Folie furieuse, oui ! Cette énervée l’agaçait de plus en plus.

 

- Mais c’est la nature, qu’est-ce qu’on y peut ! Et votre André l’est le Printemps à lui tout seul  vous pouvez me croire, c…

- Non mais attendez, attendez !

La vieille dame se leva avec vivacité, décidée à démêler l’écheveau démoniaque que ces insinuations tissaient dans son cerveau.

- Ecoutez ma chère, vous divaguez. André…et Oscar ? Amoureux ?

- Votre Oscar je sais point, mais André pour sûr !

 

 

Grand-Mère fit quelques pas, effarée, se ravisa pour se verser une bonne rasade de vin rouge, histoire de stimuler une matière grise marchant pourtant très bien déjà. Un deuxième verre pour l’hémisphère droit du cerveau, celui des notions complexes. Et un troisième pour inciter l’excitée du couteau à poursuivre.

- Attendez…articula Grand-Mère en reprenant possession de sa salive. Vous êtes en train de me dire que mon petit-fils est amoureux, et d’Oscar en plus, c’est bien ça ?

- Allez, je comprends que ça vous cause la commotion…aimez les garçons, hein, c’est pas fort pratique pour passer devant monsieur le curé ou vous faire des arrières petits-enfants ! Mais ça lui passera bien, vous l’inquiétez pas.

- Mais je me moque bien de ça !

- Ah ? Vous êtes un cas, vous, Bertrade. J’en connais d’autr…

- Je me fiche des autres. Je veux savoir à quoi vous voyez ça, qu’il est amoureux !

- Ben…à tout.

- Je veux savoir, Mordiou ! Il vous a fait des confidences ?

- Ah, j’aurai pas dit non à ça non plus ! Mais…point, vous pensez. Y’a que vous qui semblez m’apprécier dans cette demeure vous savez…

- Vous n’imaginez pas à quel point. Non, tout cela est impossible, vous dites des folies ! André…qui passe son temps à mal se conduire, à la…hum, le provoquer, à lui lancer des piques à tout moment…

- Justement ! C’est le symptôme.

- Pardon ?

- Le printemps…les petits oiseaux…

- Mais je ne suis pas sénile ! J’avais compris figurez-vous, c’est tout simplement ce que vous racontez qui me…me perturbe ! C’est une folie.

- Et quoi, y’a pas grand mal : votre André a une poussée de jeunesse, de vigueur, de…

- Mais arrêtez ! Mon petit-fils est l’incarnation de la mesure, de la loyauté, de la pondération !

- De la quoi ?

- De l…laissez tomber. C’est un frère pour Oscar, voyons !

- Alors moi je suis sa sœur à ce compte-là ! Bon, bon calmez-vous Bertrade, je veux point contrarier vous savez. Mettons que j’ai rien dit, là, ça vous le va ? Mais vous verrez…regardez-le un peu votre loupiot, vous verrez ! Ouvrez vos yeux et vous verrez que votre André, y serait pas contre de renverser votre Oscar sur la table de la cuisine et pas que pour l’étrangler, pour sûr ! Je vous le dit bien, regardez et vous aurez des surprises…

 

 

Certaines réalités physiques sont difficiles à envisager, surtout pour des grands-mères.

Même en connaissant la vie, ce discours parut tout d’abord à l’aïeule comme l’expression de mœurs totalement corrompues chez cette marchande de légumes, doublé d’une certitude qu’à trop longtemps voisiner avec les courgettes et les concombres des idées malpropres ne peuvent que vous venir. La preuve en était faite , la perversion commence sur l’étal des marchés.

 

Et puis…

Et puis vient le doute, la suspicion, le fameux « et si c’était vrai » face à toute cette pagaille, cette infime part illogique qui vous fait verser peu à peu dans le crime de croire à…

 

Non !

Tout de même pas !

 

« Et si c’était vrai »…

 

Oh !

 

 

 

Le soir venu, à l’ombre confortable de la chandelle allumée, Grand-Mère se prit à repenser non plus à cette marchande de courges trop ressemblante à ses articles, mais au passé. Ce passé récent qui la désespérait.

Cris, coup, provocations, frères d’infortune révélez-moi vos secrets… si tant est qu’ils puissent cacher autre chose que l’évidence, l’évidence de la bêtise d’Hortense-Marie. Maudite commère ! Vierge folle des pots de pâté ! Hélas…s’énerver contre elle ne résolvait rien du tout.

Le doute.

Il était là, tapi dans la chambre bien bravement, il attendait son heure. Prêt à surgir dès le lendemain quand elle poserait son regard sur son petit-fils. Pour l’aider à décrypter un regard, les gestes, percevoir des choses qui n’existaient pas quelques heures plus tôt laissant place à ce qui existait…peut-être.

 

Le monde des peut-être est vaste. Et il faut une solide carte pour en démêler les méandres sous peine de verser dans le fossé. Mais Grand-Mère avait le pied naturellement prédisposé à la randonnée sauvage, elle l’ignorait encore.

L’ennuyeux était que nombre d’habitants voisinait dans ce monde des peut-être, si étroitement liés les uns aux autres qu si l’un d’eux en venait à changer, les autres ne pouvait qu’en subir les conséquences.

 

Lentement, tendrement, les yeux innocents de Grand-Mère se fermèrent en songeant avec bonne volonté qu’elle allait s’occuper de tout. Après tout André était sa troisième prunelle.

 

 

Endormie bientôt du sommeil du juste, la vaillante aïeule ne pouvait évidemment se douter qu’un petit diablotin faussement angélique du nom de Cupidon n’était pas content, mais pas content du tout que l’on vienne mettre le nez dans son carquois et se mêler de ses petites affaires. Et son courroux mêlé à l’ardeur de Grand-Mère allait mettre en branle un rouage à ce point machiavélique et inattendu, que Versailles elle-même allait bientôt vaciller sur ses bases.

Car personne n’aurait pu prévoir ce qui allait suivre, pas même Hortense-Marie Trouche et ses « je vous l’avais bien dit ». 

Pourtant, la face du monde allait en être changée !

 

Et de la plus savoureuse des manières…

 

 

 

 

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