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jeux d'espions

 

Chapitre 1.

Le complot

 

 

 

- Mais bon sang !! Qui a encore pété ! tonna Le Seigneur.


Un peu tout le monde sans doute, car personne ne songea vraiment à répondre ni même dénoncer le coupable. Fataliste Le Seigneur n’insista pas, n’étant pas trop innocent non plus sur ce coup-là, pour tout dire.


Malgré la sévère invective, les rires et les chants pour fêter cette presque fin d’année 1773 n’avaient cessé. Au fond, malgré ses colères légendaires tout le monde savait que Le Seigneur était un brave homme…

Patron du troquet « La Chope brisée », Marcel Le Seigneur méritait amplement son nom : jamais en effet il ne renâclait à offrir de temps à autre une tournée générale, ni faire crédit de quelques bières aux pauvres types désargentés.

Ces derniers il avait même un talent très sûr pour les repérer dès le premier coup d’œil ; et assurément ce jeune adolescent à la triste figure assis tout seul, là-bas, en faisait partie. Sa main à couper.

Laissant ses convives à leurs odeurs délicates et leurs chansons à boire, le tavernier se dirigea vers le fond de la salle, un sourire éclairant ses bonnes grosses joues fleuries par le vin de Bourgogne.

 

- Et alors mon garçon, qu’est-ce qui t’arrive ! T’es malheureux ? C’est une donzelle qui t’a brisé le cœur, hein ?

Le jeune homme leva la tête, occupé qu’il était à noircir des pages griffées de ratures vengeresses.
- Donzelle ? jeta t-il, méprisent. Qu’ai-je à faire d’une donzelle lorsqu’Erato elle-même, Muse de la Poésie, se refuse à ma plume !

 
Ignorant ce nouveau nom que l’on devait donner à l’appareil masculin,  Le Seigneur se gratta la tête

- Dis donc, ce…cette…heu, ton Erato là, elle ferait pas un peu sa mijaurée…
Comme s’il n’avait pas entendu, l’adolescent poursuivit son idée et considéra ses écrits.
- Ridicule… mâchonna t-il, je voulais faire une Elégie à la gloire de l’Amour…et voilà tout ce dont je suis capable !

Et, rageur, il froissa la feuille qu’il jeta au loin.
- Allons mon gars, te biles pas…consola maladroitement le tavernier en tapotant l’épaule maigrichonne, t’es quand même bien jeune pour te laisser abattre ! T’as quel âge, d’abord : quatorze ? quinze ?
- Treize ans m’sieur…
- Eh ben tu vois, en plus t’as presque l’air d’un homme mine de rien ! Crois-moi : dans pas longtemps, l’Erato elle va être verte de jalousie en voyant les belles petites poulettes qui vont bientôt te tourner autour ! Bon et puis pour la bière…je parie que t’as pas grand-chose pour la payer, hein ?

Il hocha la tête avec bonhomie en voyant l’air penaud du petit jeune homme.

 - Allez, va… J’te l’offre !
- C’est vrai ? Je peux partir alors ?
- Mais oui mon gars ! s’esclaffa le brave tavernier en voyant l’adolescent filer comme une flèche, trop heureux d’une telle aubaine.
Il l’interpella néanmoins puissamment :

- Et au fait, c’est quoi ton nom !
- Claude Rouget de Lisle, m’sieur !!
- Oh foutre diantre…murmura Le Seigneur,  ben en plus il est pas gâté le pauvre, avec un nom pareil ! Et poursuivant tout haut : Eh, mon gars ! Si tu veux la séduire ta donzelle, ta muse…ton Erato quoi, tu devrais p’têt prendre un pseudonyme !!!

 

Alors que le garçon était déjà loin, le tavernier se leva et avisa la feuille roulée en boule. La dépliant il lut à haute voix :


« Allons enfants de la Patrie

 Le jour de Gloire est arrivé

 Contre nous de la Tyrannie

 L’étendard sanglant est levé


Entendez-vous dans nos campagnes
Rugir ces féroces soldats…

 

 Aux armes citoyens

 Formez vos bataillons
Marchons, Marchons,
Q’un sang impure
Abreuve nos sillons »

 

- Ouh bon sang ! Que c’est mauvais !
éclata t-il de rire. Ah, ces mômes, tout de même…"

Et il fourra le papier dans sa poche, sans plus y penser.

 
Il ne revint à sa mémoire que beaucoup plus tard, au petit matin, lorsqu’il eût fermé son établissement. N’ayant rien d’autre sous la main il ressortit la feuille pour y noter les tâches destinées à Marie, la petite bonne.

En marge du poème il traça d’une écriture appliquée :

 

  • Acheter du linge 

 

  • Faut laver les sols

 

  • Le rideau est à rapiécer

 

  • Verres

 

  • Alcools (acheter)

 

 

 Avant d’aller se coucher il posa cette liste sur le comptoir…et l’oublia définitivement. Quelques heures plus tard Marie y jetait un œil, vaguement surprise de voir un texte ajouté aux instructions de son patron.

Elle haussa les épaules et n’y prêta pas d’autre attention : tout juste si elle savait lire la grosse écriture, alors ce fouillis raturé…Elle mit la feuille dans son tablier, effectua son travail, puis se rendit d’un pas alerte au marché pour renouveler l’assortiment de verres. Comme elle le faisait toujours, elle abandonna sur place la liste devenue inutile.

La feuille voleta, dolente, atterrit paresseusement dans un ruisseau d’eaux usées pour mieux reprendre sa course vagabonde. Un chien la renifla, intéressé, leva la patte et s’oublia un peu dessus, le feuillet bien vite séché par un petit vent frais avant de se voir repoussé vers le quartier populaire des Faubourgs de Paris. Et acheva son périple dans la poche d’un étudiant sans le sou, bien content d’avoir trouvé là un mouchoir de mauvaise fortune.

La feuille n’eut cependant pas le temps de remplir pareil office : le soir même, ledit étudiant mourrait dans une rafle perpétrée par les soldats du Roi ; et plutôt que de recevoir le moindre liquide nasal, le papier se macula de tâches de sang…

 

Trois jours plus tard, à Versailles, les quartiers militaires résonnaient d’une cavalcade effrénée qui aboutit devant la porte d’un de ses officiers supérieurs.

 
- Monsieur de Girodel, Monsieur de Girodel !

 
Au delà de la cloison, des sourcils se froncèrent du mécontentement le plus vif.
- Entrez ! rugit l’interpellé, décidé à tancer vertement celui qui se permettait de telles familiarités : ce benêt ignorait-il qu’à défaut de l’appeler Lieutenant, il se devait au moins de lui donner son titre de noblesse ? En aucun cas du " "Girodel", qui plus est braillé à travers toute la caserne !

Mais avant que le Comte n’eût ouvert la bouche, l’énergumène enfreignait une nouvelle règle de bienséance.
Il déboula dans la pièce sans plus de façon, et courut vers le bureau pour agiter presque sous le nez de celui qui s’y trouvait une lettre cachetée de cire.

- Un pli urgent, Monsieur de Girodel ! De la part du Lieutenant de Police !

 
Le Comte renifla de condescendance en détaillant l’homme lui faisant face. Un Garde Municipal…évidemment, question finesse on ne pouvait trop leur en demander à ceux-là.

Dans l’existence, il n’y avait véritablement que trois choses qui exaspéraient au plus haut point le Comte Victor-Clément de Girodel : le manque de savoir-vivre, l’odeur de l’ail mêlée à celle de la transpiration…et les Gardes Municipaux attachés à la sécurité de Paris.

Et comme les troisièmes cumulaient précisément les premières et deuxièmes caractéristiques, il n’était pas vain de dire qu’à cette seconde, ses pires cauchemars se retrouvèrent matérialisés.
Essayant de ne respirer que d’une seule narine, il n’eut de cesse d’abréger l’entretien.

 
- Et bien mon brave, au lieu d’agiter votre lettre comme un chiffon sous le nez d’un taureau, donnez-la je vous prie !
- Ah mais c’est que…j’ai un message à vous délivrer…
- Me prendriez-vous pour un imbécile, par hasard ? Je le vois bien que vous avez un message ! Donnez-moi cette lettre, vous dis-je !

Passablement impressionné le Garde déglutit péniblement.

- Je…je voulais dire un message…o…oral.

 

Girodel soupira de lassitude… : et en plus, ce rustre avait une voix de stentor qui déversait généreusement ses odeurs suaves. 

- Allez-y…et tâchez d’être bref...

Le Garde se recomposa une attitude et commença.
- Le Lieutenant de Police tenait à vous avertir que des étudiants activistes anti-royalistes ont été arrêtés la semaine dernière. Beaucoup ont pu s’échapper mais sur l’un d’eux, une lettre assez étrange a été découverte. Ne sachant trop qu’en faire, le Lieutenant de Police a pensé qu’il était plus sage de vous la soumettre. Et il tendit enfin le pli cacheté.
- Et cet étudiant, vous l’avez interrogé ? Qu’a-t-il dit !

Le Garde Municipal se dandina d’un pied sur l’autre, gêné.

- C’est que…il est mort pendant la rafle.
- Ah, je vois…ricana Girodel, vous tuez d’abord, et vous interrogez ensuite ! Effectivement, ce doit être des plus efficaces pour soutirer des informations.

 

Le Garde ne fut pas perméable au sarcasme. Il resta là, planté, regardant d’un œil curieux le Lieutenant s’apprêter à ouvrir la lettre mystérieuse.
Suspendant son geste, ce dernier releva la tête au bout de quelques secondes.

- Autre chose ?

- Heu…n…non.
- Et bien qu’est-ce que vous attendez, alors ! Disposez, mon brave. Disposez !

 

Le Garde Municipal fit claquer ses bottes...et souffla bruyamment une déception aillée : et voilà ! Comme d’habitude, eux les sous-fifres se coltinaient toutes les basses besognes, et on ne leur disait jamais rien !

 
Ulcéré, le Comte avait fermé les yeux sous l’effluve enchanteresse, se promettant qu’à l’avenir les plis urgents seraient exclusivement glissés sous sa porte.
Enfin seul et reprenant une respiration normale, Girodel décacheta négligemment…et fronça les sourcils : mais qu’est-ce que c’était que ce charabia…
Des mots s’étaient effacés, sous l’effet de la pluie apparemment, d’autres surgissaient plus clairement mais d’écritures différentes semblait-il.
Certaines phrases semblaient tronquées, puis reprenaient plus loin. A certains endroits apparaissaient des tâches de sang…et d’autres jaunâtres, qui sentaient mauvais. Vraiment très mauvais. Le tout formant un ensemble curieux, quoiqu’à peu près cohérent.

 
Fortement intrigué, le Comte tint le papier à bout de bras et lut :

 
« Allons enfants de la Patrie

 Le jour du linge est arrivé

 Faut laver les sols de la Tyrannie

 Le rideau sanglant est levé

 
Entendez- vous dans nos verres
Rugir ces féroces alcools…

 

 Aux armes citoyens

 Formez vos bat… »

 

La main du Comte de Girodel se mit à trembler tandis que son pouls s’accélérait, insensiblement.
Il se leva, fébrile, les mots dansaient devant ses yeux. Il les relut encore et encore.

- Grand Dieu…balbutia t-il, mais c’est…c’est impossible…serait-ce….

Il répéta plusieurs fois « …laver les sols de la Tyrannie… ».

 

Puis se dégageant brusquement de sa table de travail.

- Laver les sols de la Tyrannie ?!! Mais voyons c’est évident !! Il ne peut s’agir que de…Un complot ! On prépare un attentat ! Grand Dieu……le Roi…Il faut immédiatement  avertir le Roi !!!

 

1.

 

 

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