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La malédiction du

scarabee jaune

 

Prologue

Partie I

 

 

 

 

Le Lac de Mälar est envoûtant à cette époque de l’année. Il prend la teinte que le ciel accorde à ses fantaisies, tantôt d’une profondeur candide où les elfes aiment à venir chuchoter leurs derniers artifices, tantôt terrifiant aux premières heures de l’aube, plus noir qu’un gouffre.

Mais les eaux scintillantes gagnent vite la bataille et jettent alentour leur magie dès le levé du soleil, rendant vivante l’atmosphère par leurs gouttes de rosée en continuelle suspension.

Vers le mois de décembre ce lac devient entité, un être organique qui déploie sa réserve vitale sur chaque parcelle du domaine endormi sous la mélodie hivernale. Tout comme sur cette bâtisse, non loin. Ce Palais plutôt, dont la magnificence de basalte se rehaussait davantage sous cette aube-là, toute de fierté paresseuse grâce à la lumière crue du ciel.

La voûte céleste était prête crouler sous la neige proche comme un tissu trop fatigué de se tendre, mais l’air déjà s’enroulait joyeux au-dessus du Lac en de savants tourbillons d’écume, s’étrillant de plaisir sain sous la perspective de la couverture cotonneuse.

 

Les humains, eux, se préparaient d’une autre sorte à ce plaisir en équarrissant des troncs centenaires pour nourrir les gueules affamées des cheminées, laissant les volets clos le plus tard possible.

Mais à bien y regarder quelques fenêtres n’étaient pas borgnes, à l’étage. Elles trahissaient même d’une activité certaine comme témoignaient les flammes vacillantes de nombreuses bougies devant lesquelles passait et repassait une carrure d’homme, visiblement agité.

Doublée d’une voix qui ne l’était pas moins.

 

- Mon Dieu, cher ange parle-moi. Dis-moi quelque chose je t’en prie !

 

La chambre était vaste, meublée d’un goût exquis. Comme tous les appartements du Château, elle avait été décorée de manière unique, selon les ordres de ses occupants. Même si ceux-ci n’avaient que faire à cette seconde de l’harmonie délicate des bruns chauds et des bleus céladon… La belle voix grave continua, incapable de contenir l’inquiétude grandissante devant un spectacle tout simplement invraisemblable. 

 

- Dis-moi, par tous les Dieux dis-moi ce que je dois faire mon amour ! 

 

Là, au milieu d’un amas de draps de dentelles raffinées, perdue dans le lit immense à colonnades une silhouette gracile secouée de sanglots prêts à engloutir l’univers lui-même à commencer par cette chambre, si ravissante fut-elle.

Désemparé, le Comte Hans-Axel de Fersen finit par s’asseoir tout près de ce déluge et voulut effleurer une épaule mais aussitôt on se dégagea, comme si ce simple contact était pire qu’une brûlure.

 

- Laisse-moi, va-t-en ! Je t’interdis d’être là ! Je t’interdis de me regarder, je t’interdis de me parler ! Je suis horrible… 

 

Pour la énième fois le Comte de Fersen soupira.

Il se retint très fort de ne pas répliquer et ne surtout pas contredire un être qui définitivement le faisait fondre même en pleine crise de désespoir. D’autant que cet interdit il le bravait allègrement, regardant au contraire avec grande admiration le fouillis de boucles soyeuses répandu sur les draps blancs…

-  Je… 

-  VA-T-EN !! 

 

…ses longs cheveux, cette masse vivante et chaude, Dieu qu’il avait envie de s’y noyer. Mais c’était plutôt sa propriétaire qui s’y engloutissait, de même que dans ses propres larmes, sans plus pouvoir s’arrêter un jour. Et lui ne pouvait la laisser ainsi…Mais que faire, quoi dire ?

Que dit-on à une toute jeune accouchée qui soudain sombre dans le plus grand des marasmes sans explication apparente ? Qui, brusquement, refuse le plus petit contact visuel en se prétendant hideuse, si misérable que même lui, l’homme amoureux, ne peut oser la contredire sous peine d’aggraver la situation ? Après les douleurs atroces de l’accouchement pour elle, pour lui l’angoisse suprême d’avoir cru la perdre…voilà qu’il se retrouvait encore une fois impuissant, incapable de prendre la moindre parcelle de cette invisible souffrance qui la martyrisait. Car ce n’était plus son physique dont il s’agissait, mais de son moral, en cet instant ténu, précaire, où toute la misère du monde semblait peser sur ses épaules et son âme.

Il se pencha encore, sur les deux bras refermés par-dessus la chevelure flamboyante, faillit l’embrasser mais se retint et préféra lui murmurer, tout proche.

 

- C’est vrai mon amour, tu as raison. Tu es totalement horrible, je suis d’accord avec toi. 

 

Les sanglots ne se calmèrent pas pour autant mais au moins il n’eut pas droit aux cris. Ni au énième « Va-t-en ».

Un moment rien ne se passa, puis deux lacs aussi mystérieux et ravagés que celui triomphant au dehors émergèrent des boucles collées de larmes.

 

-  C…c’est vrai ? Je suis affreuse, tu l’admets enfin… 

- Complètement. Je n’ai même jamais vu quelqu’un de plus repoussant que toi. 

 

Ce jeune corps était secoué de spasmes, mais le regard tint bon. Peu à peu deux pupilles magnifiques se précisèrent, dilatées par la peine, rougis par le désespoir. Et vraiment, vraiment irrésistibles pour l’homme qu’il était.

Fersen se retint très fort de ne pas prendre le délicat visage entre ses mains, il se contenta de la regarder, elle…

 

Oscar.

Oscar de Jarjayes, non plus soldat de Sa Majesté, ni Capitaine de la Garde. Juste une femme, une jeune mère subissant le contrechoc d’un accouchement plus qu’éprouvant, jetée dans cette sorte de dépression mystérieuse émoussant tous ses courages. D’une vaillance sans faille pourtant, mordant la douleur pour ne pas la laisser sortir de sa gorge lorsque les contractions lui déchiraient le corps, fière, belle dans la réalité sanglante de l’enfantement, sa main daignant juste broyer celle de l’homme à ses côtés pour exprimer une douleur qu’on devinait immense. Jusqu’à son cri, ultime, suivit de près par un autre si fragile et grêle, une victoire nouvelle à chaque vagissement. Une aube de possibles et d’espoirs les plus fous, en ce petit être né d’un amour puissant. Elle l’avait tenu aussi longtemps que ses forces le lui permirent, puis ses yeux azur s’étaient fermés, et Fersen avait cueilli sur son sein ce fruit d’émotions magnifique. Et il avait pleuré à son tour, longuement. Sans aucune honte tout en souriant à ce miracle, impressionné par la force fragile s’agitant dans ses bras.

Oscar avait dormi presque deux jours entiers ; puis, reprenant conscience mais refusant de voir son enfant, lui étaient venues les larmes relayant la fatigue et ce désespoir invraisemblable qui la jetait dans ces vaines inquiétudes, celle de ne pouvoir assumer le rôle que la vie lui accordait.

Et cet état d’extrême faiblesse lui ressemblait si peu...elle en était immensément désirable.

Fersen la contempla, patient, tandis qu’elle reprenait sa litanie familière, la voix brisée et le regard vacillant.

 

- Je n’y arriverai jamais. Je ne suis pas faite pour être mère, Hans ! Et…et puis je suis hideuse. N’est-ce pas que je suis hideuse ? 

- Oui. Absolument. Tu es effrayante, au-delà des mots. Je ne sais même comment j’arrive à soutenir pareille horreur. 

 

Oscar renifla bruyamment. Ses yeux dans les siens, pour y détecter la sincérité.

- C’est vrai ? 

- Mais oui, t’ai-je jamais menti ? 

 

Une ombre de sourire passa sur le visage ravagé, en écho à la séduisante fossette qu’animait la joue virile. Le mensonge…n’est-ce pas cela qui les avait réunit finalement ? *

Cette folle aventure vécue ensemble, le mystère qu’il avait dû entretenir sur sa véritable activité, la tentation éprouvée près de cette jeune femme en tout point unique, à laquelle il n’avait pu que succomber malgré le danger. Fersen accentua son irrésistible sourire.

Elle n’était pas dupe, cette jeune indomptée. En noyant son regard dans le sien elle y voyait clairement l’amour, l’adoration qu’il lui portait, mais vêtue de cette tendre insolence qui leur seyait si parfaitement à l’un comme à l’autre. Oscar n’aurait jamais supporté qu’il la plaignît. Attentif, oui. Amoureux…sans l’ombre d’un doute. Mais compatissant, voilà bien la seule chose qu’elle ne pouvait concevoir. Même perdue parmi ses angoisses elle restait forte, avait besoin qu’il le soit aussi. A leur manière.

 

Il sortit un carré de soie qu’elle consentit à saisir, sans songer à étancher ses yeux inondés. Elle fronça des sourcils malheureux.

 

- Hans…Je n’y arriverai pas. Je sens que je vais avoir une influence épouvantable sur cet enfant. Je crois que…il vaut mieux que je m’efface. Je… Tu l’élèveras, avec toi il sera bien plus heureux. 

- Mais bien sûr cher ange. Et puis il faut sans doute que tu me trouves une nouvelle compagne, n’est-ce pas ? Je sais que tu aimes faire les choses comme il faut. Dès demain nous allons faire venir ici une kyrielle de prétendantes, toutes plus laides les unes que les autres il va sans dire. Tiens, à commencer par cette chère Ingrid tu te souviens ? Je ne sais pourquoi mais je brûle de savoir ce qu’elle et son pied bot deviennent… 

 

L’effet fut immédiat, quoique subtile : Oscar reprit des reniflements…nettement plus affirmés.

Elle se dressa, un peu plus, dévoilant une très jolie poitrine ayant pris de nouveaux galbes depuis sa maternité, tendant la fine baptiste et les nœuds de satin au point qu’il ne put faire autrement que de la caresser des yeux quelques secondes.

Réflexe qu’elle nota évidemment aussitôt même si sa douleur morale resta intacte.

Elle souffrait, réellement, il le savait et cela lui tordait le cœur.

 

Ses craintes n’étaient pas une vue de l’esprit, et il était si émouvant de voir que la fière militaire avait enfin trouvé celui devant qui elle consentait plier : son enfant. Bien que l’un l’autre dussent s’apprivoiser sans doute.

Fersen s’allongea à ses côtés, nonchalamment appuyé sur un coude de cette élégance naturelle le caractérisant.

 

- Tu devrais le voir…il est magnifique sais-tu. Il pose déjà un regard sur le monde d’une maturité confondante. Il sourit, souvent, me reconnaît même à travers ses rêves lorsque je lui parle.

 

Oscar se prit à être attentive malgré elle.

Ses sanglots se calmaient à mesure que l’instinct se fit jour, cette envie dévorante de tout savoir sur les quelques heures d’existence qu’involontairement elle avait manqué. Fersen poursuivit, tendre.

 

- Et il a tes yeux. Ainsi que mon appétit, c’est-à-dire qu’il dévore goulûment la généreuse poitrine de sa nourrice, et pas que du regard je le crains. En cela il me surpasse je dois l’admettre...

- Sa nourrice ? Une nourrice, quelle nourrice ! Comment est-elle ? Tu la connais elle aussi ?

 

Fersen étouffa un sourire. Les vieilles recettes étaient décidément les meilleures, les vieux réflexes également et Oscar apparemment peu prête à les oublier. Jalouse…elle était décidément adorable dans ce rôle lui allant si bien, jusqu’à en oublier de pleurer.

Ce qui était l’effet recherché, évidemment.

Il se mit négligemment sur le dos et poursuivit.

 

- Ah, Hilda…exhala t-il béatement. Tu vas l’adorer. Elle est superbe, je l’ai choisi avec grand soin tu peux me croire. Mon Dieu, une vraie beauté…Ce corps, ce visage…cette moustache, mmhhh… 

- Quoi ?! Elle a une moustache ?!! 

- Foisonnante. Quand on est fille et petite-fille jusqu’à la quatorzième génération de sauvages Vikings, la chose est tout à fait courante tu sais. Et puis discrète, d’une sobriété absolue : elle ne se déplace jamais sans un casque à cornes et une lance, assortis de longues tresses blondes mettant en valeur sa… 

 - …sa généreuse poitrine, j’avais compris. 

 

Un poids léger vint se lover soudain sur son torse, assorti d’un poing n’ayant pas encore retrouvé toute sa vigueur première, grâce à Dieu.

 

- Je te déteste, Hans-Axel de Fersen. Tu le sais, cela ? 

Il referma les bras en prenant garde de ne pas la brusquer, exprima son bien-être sous la chaleur venue se nicher dans son cou.

 

- Et oui mon cher amour, j’ai toujours su que je devrais t’aimer pour deux, c’est ainsi.

 

Ils restèrent silencieux un long moment puis avec d’infinies précautions il la bascula pour pouvoir regarder avidement ce visage épuisé, gardant toute sa noblesse sous ses doigts attentifs.

 

- Et sais-tu pourquoi je t’aime tant ?  murmura t-il. Parce que tu vas faire la plus vaillante, la plus courageuse et tendre des mères, la meilleure qui soit, pour notre enfant…Notre fils.

Il caressa la pommette, assécha les larmes de son pouce.

 

- Il n’attend que toi. Il te réclame…et toi aussi, dans ton sommeil tu ne cessais de l’appeler. 

- Je n…c’est vrai ? 

- Bien sûr, même si je dois t’avouer que tu ne m’as pas vraiment aidé cette fois-ci. J’essayais de capter un prénom distinct, peine perdue…je crois d’ailleurs que nous avions vue les choses en grand, trop grand. Dix prénoms si c’était un garçon et quinze pour une fille sans rien vouloir décider….

- Tu sais très bien que c’est toi qui ne voulais pas ! Tu avais peur pour moi, pour ces bêtises de superstition quand à ma vie…alors que je suis en parfaite santé !

 

Il sourit.

Son Oscar. Enfin. Tout elle dans ce mensonge.

 

- Certes…je profite donc de ton éclatante santé retrouvée pour t’annoncer une petite chose ma chère.

Elle fronça les sourcils.

- Lorsque tu m’appelles « ma chère » c’est le signe d’une catastrophe imminente… 

- Tu as parfaitement deviné. Quelque chose de terrible va bientôt avoir lieu ici, pire que toutes les épreuves vécues ensemble je le crains hélas… 

- Quoi ! Mais parle bon sang ! 

- Un conseil de famille. Il me semble bien que les Fersen veulent également avoir leur mot à dire sur le choix du prénom. Je n’ai rien pu faire. Prépare-toi mon cher amour, nous allons vivre des heures terribles…

 

****

 

Ce qu’il y avait de commode avec la Grand-Salle d’apparat du Palais de Drottningholm, était que pas la moindre, pas la plus petite once de convivialité n’était possible ni même envisageable un seul instant. La magnificence était telle, les dimensions à ce point impressionnantes qu’un invité devait ou bien feindre l’indifférence blasée pour masquer son embarras devant tant de faste, ou l’admiration hébété qui le rendait extrêmement stupide aux yeux de tous.

Oscar, pour sa part, ne choisit ni l’un ni l’autre, habituée qu’elle fut de Versailles et sa Galerie des Glaces dépassant tout de même largement les merveilles étalées là, se contenta d’afficher un air infiniment brave.

 

Elle n’était pas aimée ici, et le savait. Tolérée oui ; admise, voilà qui ne serait sans doute jamais possible. Perçue comme la plus vile des mécréantes même si la chose n’avait jamais été clairement formulée. Mais il est des notions qui n’ont hélas pas besoin de mots pour être évidence, elles n’en sont que plus blessantes pour les êtres sensibles à ce jugement sans appel. Cette condamnation.

Car Oscar ne pouvait ignorer la part de vérité que contenait l’indifférence froide dont on voulait bien la gratifier. Souvent, durant ses longs mois de grossesse qu’elle avait trouvé désespérément ennuyeux et inutiles – « et alors Hans, ne pourrait-il exister une dérogation spéciale pour moi, je veux ferrailler sur le champ ! – Pas dans ton état Oscar. On ne se bat pas enceinte de 7 mois. – Peste, puis-je savoir QUI a décrété cette ânerie ?  - Dame Nature ma chère. – Billevesée. Cela n’est pas valable pour moi, et puis entre femmes on se comprend. Cette brave dame Nature ne peut s’offusquer d’une petite séance d’escrime q…- Oscar, NON ! – Hans…pense à me dire de te casser la figure quand je serai délivrée… » –  réflexions nées de ces repos forcés donc, ne pouvaient donner tout à fait tort aux êtres l’accueillant ici. Elle-même, comment aurait-elle réagi ? Si pleine de morgue, de principes édictés par la rigide éducation d’un père confit d’honneurs, accablée par ce titre qu’enfant elle avait appris à porter sans faille malgré ses épaules frêles.

Jarjayes.

 

Jarjayes, oui…

Que devenaient-ils tous, là-bas, dans la lointaine France…

 

Ce père, détesté, adoré et craint aurait-il agit pareillement que l’intimidant feld-maréchal Frederik Axel von Fersen ? A bien des égards cet homme ressemblait à ce père austère et intransigeant qui était le sien, pourtant elle ne fut pas sûre qu’il aurait cédé, lui. Accueillir « son fils » et son amant sous le même toit, pour y cacher une grossesse honteuse…au moins il n’aurait pu dire être déçu quand au manque d’originalité de la situation ! Mais accepter une tel déshonneur…il ne l’aurait même pas envisagé, Oscar en fut sûre. Et cette certitude la rongeait.

Son regard se faisait invariablement mélancolique alors, à l’idée d’être l’éternelle déracinée sans espoir possible de remonter le temps, effacer le choix funeste d’un père voulant défier le Destin et jouer avec lui, n’être pour lui ni sa fille ni ce fils artificiellement créé ; car il devait l’avoir reniée à présent, sans le moindre remord.

Elle n’avait reçu aucune nouvelle, depuis ; n’en avait pas donné d’ailleurs hormis quelques missives envoyées à la hâte durant le voyage les menant elle et Fersen jusqu’à Drottningholm. De courts billets adressés au seul être qui lui manquait profondément pour dire vrai, André, cet autre reflet d’elle-même perdu dans un recoin de sa mémoire vivace.

Son sourire, son amical irrespect lui manquait. Ici on la méprisait, l’ignorait ou…

 

Avant de pénétrer dans l’antre grandiose, Oscar sourit pour elle-même. Ici on l’aimait également, avec passion, folie, à coup de sourires délicieusement moqueurs et séduisants, d’attentions qui jamais ne se voulaient pesantes.

Hans…lui aussi était son trésor, un miracle que la vie avait jeté sous ses bottes comme les cailloux des grands chemins ! Un bouquet d’insolente élégance, une promesse d’étonnements permanents dès le réveil. Et des lèvres, tendres, des mots incompréhensibles de roulades envoûtantes murmurés au creux de son oreille. Elle lui avait d’ailleurs demandé ce que ces mots voulaient dire, un jour. « Ces mots, quels mots ? Ah, ceux-là…Ce n’est que l’énoncé des bourgades avoisinantes… - Comment ? Me ferais-tu la liste des patelins lorsque nous faisons l’amour ? – Bien sûr : tout n’est que sensualité ici en Suède... –Idiot ! – Je sais. Je t’aime… »

 

Oscar frémit, entendant soudain ces mots non pas dans son souvenir mais concrets,  versés tout contre ses cheveux. Levant les yeux elle le contempla cet homme venu sans bruit à ses côtés, sanglé dans un habit de cérémonie rendant pleine justice à sa séduction naturelle.

Elle admira le tout avec un plaisir évident.

 

- Rassure-moi Hans : ce costume, cet air solennel, ma nervosité…c’est bien vers notre exécution que nous allons ?

- Sans nul doute. Une dernière volonté ?

- Oui. Dire à Hilda que s’occuper du fils n’inclura jamais le père.

- Pardon ?

- Ne fais pas l’innocent, avoue que tu as un faible pour les femmes à moustaches.

- J…

 

La joute hautement intellectuelle prit fin sous le brouhaha mouvementé animant l’autre côté de la Salle, le lieu tiré un instant de sa oisive splendeur.

 

Les personnages arrivant là ne pouvaient véritablement rien envier au décorum écrasant, la même raideur, le maintient fier sans complaisance pour le fade et  prosaïque naturel.

Le feld-maréchal von Fersen s’avançait, son épouse Edvig-Catherine de La Gardie à son bras.

Oscar n’était pas sûre de trouver une alliée en cette femme de grand tempérament, malgré tout elle savait qu’elle l’appréciait même si les contacts n’avaient pas été assez nombreux pour lier un sentiment quelconque, bon ou mauvais. Fersen père entendait à ce que l’intrigante qu’elle était, venue pervertir les lieux et la réputation de son fils, ne soit le moins du monde fréquentée.

 

L’air chargé de l’impalpable tension né de cet exil forcé fut tout de même adouci par les pairs d’yeux infiniment plus sympathiques qui suivirent le couple.

Les enfants, frères et sœurs d’Axel, qu’Oscar avait eu l’heureuse surprise de découvrir nettement plus favorables à sa cause. Eux aussi étaient interdits de « fréquentation dégradante », mais ils avaient su, surtout la jeune Eve-Sophie, enfreindre allègrement ce règlement draconien. Celle que tous nommaient Sofia était véritablement un petit phénomène : ravissante, d’une éducation excellente la parant de toutes les grâces, elle n’en était pas moins dotée d’un esprit fantasque la poussant à dire toutes sortes de folies délicieuses, et le plus souvent très peu convenables.

Avec délectation elle vous lançait des énormités sans même sourciller, gardant intact son sourire de demoiselle innocente. Que de fois Oscar avait étouffé un rire dans sa serviette les rares occasions où on la tolérait à la table familiale, lorsque la charmante Sofia se lançait soudain dans le récit des galipettes coquines du Marquis de…, détaillant le tout avec l’aplomb d’un libertin, à faire tomber son père d’apoplexie dans son assiette à potage. Et plus ce dernier tempêtait, scandalisé, plus la jeune beauté gardait l’œil serein et le front lisse pour démonter cette pruderie du haut de sa fausse candeur. Par certains côtés, Sofia rappelait à Oscar son fidèle compagnon d’armes, le même calme pendant la tourmente…

Et la volonté de ne suivre que ses propres convictions malgré les évènements.

 

André…comme elle l’aurait souhaité à ses côtés à cet instant ! Mais un autre était là, si cher, l’épaule tout aussi solide pour s’y appuyer ; et ce sourire, toujours, qui immanquablement lui chavirait les sens. Avant de prendre place il lui glissa à l’oreille.

 

- Sais-tu ce que nous allons faire mon cher ange ? Dans cinq minutes tu feindras un malaise, tu tomberas évanouie entre mes bras et je te porterai, telle une sylphe des bois pour fuir ce cauchemar, très loin…qu’en penses-tu ?

Oscar secoua négativement la tête.

- Oh Hans, tu me déçois…trop convenu voyons. Par contre, si c’est toi qui t’évanouis et moi qui te porte, alors là, oui, peut-être…

 

La jeune femme tut son chuchotement, son attention subitement portée ailleurs : Hilda la splendide venait d’entrer, faisant naître les exclamations de contentement. Non tant pour sa moustache – d’une parfaite discrétion au demeurant mais solidement arrimée à la lèvre supérieure – que pour le précieux fardeau niché entre ses bras dodus comme des rondins.

 

Un ruché de fine baptiste bleue.

Du satin orné de dentelle.

L’armorial des Fersen.

Et de tendres vagissements qui délicatement en froissaient l’harmonie…

 

Oscar se redressa, ardente. Son enfant. Jamais elle ne se sentit plus viscéralement liée à lui qu’à cette seconde, comme la racine d’un arbre à sa terre nourricière. Un sentiment inouï la traversait de part en part, l’obscure certitude venue du fond des âges qu’à jamais, quoi qu’elle fasse, quelles que soient les augures de leurs futurs destins il était sien, ce petit être fragile. Son fils. Qu’elle chérirait, qu’elle aimerait au-delà d’elle-même, malgré elle, peut-être. Sans quitter des yeux les précieuses étoffes qui bougeaient faiblement elle chercha la main de Hans, et la serra, tendre et forte, comme un silencieux remerciement, comme le plus vibrant des « je t’aime » qu’elle puisse jamais dire à cet homme ayant offert ce miracle.

 

La sublime viking hésita un instant, face à si noble assemblée. Regard non pas heureux, presque craintif dans l’écrin robuste de son visage éclatant de santé. Contraste qui, en d’autres temps, les auraient tous deux fait pouffer tels d’affreux garnements…

Ce à quoi n’était pas prêt le « camp ennemi » visiblement. D’où la terreur de la pauvre géante face à la double menace : d’instinct Oscar s’était portée en avant, sans même percevoir le mouvement en tout point identique du terrible feld-maréchal, qui n’entendait guère céder un pouce de son pouvoir de vie et de mort en son domaine. Seulement, cette fois-là, il ne pouvait point s’agir d’orgueil ni de guerre, mais seulement d’amour.

Filial et maternel.

Hans de Fersen resta parfaitement stoïque, seul ses yeux envoyèrent la tendre reconnaissance à celle qui comprenait, finalement si bien, la fébrilité d’Oscar après les jours d’angoisse : sa mère.

D’un geste péremptoire elle arrêta son auguste mari, imposant enfin la préséance de cette flamboyante jeune femme sur lui, sur eux tous. Barrière imperceptible, juste des doigts élégants sur une manche d’apparat mais cela suffit, la foudre fracassant la salle de flammes dignes de l’enfer n’aurait eu plus d’effet. Statue parmi les marbres, Fersen père se contenta de broyer ses mâchoires durement, acceptant la défaite le dos raidi.

 

Cœur de pierre, oui, car comment ne pas fondre devant pareil spectacle ?

 

- Hans, mon Dieu…il te ressemble, il te ressemble tant ! Il est magnifique, notre fils, Hans…regarde-le…

 

Pléonasme, c’était elle qui le dévorait toute entière. Venu prêt d’elle, le jeune homme nota dans un sourire qu’il était absolument impossible de suivre pareille injonction, tant Oscar le tenait étroit, buvant chaque vagissement, chaque parcelle de douceur. Il ne gâcha pas cet instant unique.

Se tint à la lisière de leurs deux regards, mère et enfant se découvrant, se parlant déjà sans mots dire. Et il fut heureux de cette connivence, tacite, kabbalistique, serein d’en être exclu maintenant ou bien plus tard, ces moments-là leur appartiendraient. Oscar avait enfanté, mais ce fut à cet instant précis qu’elle devenait mère, il le sut et se sentit heureux comme jamais.

 

1.

 

 

 

 

 

* voir Jeux d’Espions. Je sais, ça fait quiche mais j’ai toujours rêvé de mettre un truc pareil ! Genre « voir épisode 23, la suite de la vengeance de l’épisode de la suite de, etc… » Bon voilà, c’est fait, maintenant je vous fous la paix.

 

 

 

 

 

 



 

 

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