Prologue
Partie II
- Elle n’était donc point le monstre que nous décrivait Père…Il devrait en avoir bien honte.
- Sofia ! Veuillez immédiatement vous excuser !
Deux voix féminines, deux tessitures différentes mais une égale assurance à déranger le silence empesé. Le Palais s’humanisa soudain, fendillant son grandiose apparat au profit de la plus banale des scènes de famille. Si ce n’était le ton, justement.
Prénom jeté davantage par convention que réelle conviction…
A regarder plus attentivement Edvig-Catherine poser son œil d’un bleu sévère sur sa fille, il ne faisait guère de doute que la gracieuse personne venait d’émettre l’avis de tous. Et pour ne pas subir l’authentique remontrance paternelle autant valait celle-ci, toute de théâtralité et d’hypocrisie : la feld-maréchale connaissait bien son époux et son sens du drame.
- Pardonnez-moi, Père…répliqua t-on d’un air mutin dans une révérence imperceptible de gaité. Mère, voyez vous-même: Oscar n’est-elle pas absolument attendrissante ? Et il est visible qu’elle adore son fils. Elle et Hans forment un couple magnifique, je l’ai toujours dit !
Cette fois l’indulgence maternelle ne put faire de miracle.
- Mademoiselle ! foudroya Fredrik von Fersen sans plus pouvoir se contenir. Montez dans vos appartements sur-le-champ et ne reparaissez plus devant mes yeux sans que je vous l’ordonne ! Votre impertinence est une insulte aux principes que je vous ai inculqués, et je ne tolérerai point que vous manquiez à votre rang de la sorte.
- Mon ami, allons…tempéra discrètement son épouse. Songez qu’il faut encore trouver un nom à cet enfant, notre fille ne peut décemment être écartée en ce jour si particulier…
Fersen père suspendit son courroux, désagréablement d’accord avec ce bon sens qui ne faisait jamais défaut. Il détestait avoir tort mais avait appris qu’il était pire chose encore en ce bas monde : contrarier sa femme. Cela lui occasionnait invariablement de terribles maux d’estomac.
Il renifla de mépris à défaut d’autre chose, manie qui n’avait rien de bien aristocrate.
Il s’en moquait.
Une toute petite voix lui soufflait que les deux femmes de sa vie avaient raison, encore et toujours, ultime argument pour se laisser arracher la peau plutôt que de leur montrer.
A quelques mètres de là, Oscar, elle, apprenait à avoir deux cœurs.
Viscéralement accrochés, là, tout près du sien ; battant une musique dont elle ne se lassait pas de suivre l’invisible harmonie. Hans, son fils…Elle dévidait mentalement ce dernier mot avec ravissement.
Un rien de culpabilité voletait encore d’avoir écouté sa faiblesse physique, si méprisable, se promettant avec tout autant de force que jamais rien sinon la mort ne la priverait plus de son enfant : Oscar avait toujours eu un sens de l’optimisme hors du commun.
Une ouïe très fine également ; au moment même où la chamaillerie éclatait, elle sut d’instinct qu’il fallait rassembler ses jeunes forces.
La terrible épreuve promise par Hans était bel et bien maintenant.
- Monsieur de Fersen, je vous remercie de vos bontés mais il est inutile de vous donner le soin de choisir un prénom pour notre fils. Hans et moi avons déjà pris notre décision.
- Pardon ? sursauta Fersen père.
- Pardon ? fit écho Fersen fils.
Ce dernier regarda le fin profil toujours penché sur leur enfant, avant de capter l’œil azur plein de malice.
- Peux-tu me dire le prénom que j’ai choisi, je te prie ? souffla t-il, éberlué.
- Pas le, les prénoms. Tu vas adorer…répliqua t-elle sur le même ton.
- Je n’en doute pas, même si le moment est parfaitement choisi pour m’évanouir comme tu me le recommandais. Evidemment, maintenant que tu n’en as plus que pour mon fils, tes bras son pris. Hilda, peut-être…
- Mon amour, si jamais tu t’approches d’elle je te tue, bras pris ou pas. J’ai décidé de redevenir redoutable.
- Ça, je le sais. Je pensais plutôt la prendre comme cuirasse contre les foudres de mon père : il vient vers nous, très chère.
Oscar vêtit son plus désarmant sourire, appris aux côtés de Hans durant ces longs mois de grossesse : cela marchait toujours, finissant invariablement en étreinte scandaleuse. Avec le père elle allait doser, tout de même.
- Mademoiselle de Jarjayes, je crains que vous n’ayez pas réellement compris le sens de cette réunion, s’exclama le feld-maréchal avec grande aigreur. C’est une tradition, vieille de plusieurs siècles, et je n’entends guère laisser une intrigante t….
- Père, mesurez vos propos, gronda aussitôt Hans en menant sa haute silhouette entre Oscar et lui. Je suis également chez moi ici, et je ne tolère pas que vous parliez ainsi à ma femme !
- Votre femme ? Vos sens vous égarent mon fils, justement, elle ne l’est pas.
- Ce n’est pas une raison pour lui manquer de respect, pas aujourd’hui. Veuillez immédiatement lui présenter vos excuses !
- Mes enfants seraient-ils tous devenus fous ? Il n’est p…
- Père, permettez…susurra Oscar en s’invitant dans l’arène.
Fredrick von Fersen se trouva soudain stupide en recevant un poids tiède entre ses bras maladroits, contraint de tenir pour la première fois son petit-fils à bout portant.
- Je vous présente Hans-Ludwig, François, Fredrick von Fersen, annonça Oscar d’une voix claire.
- Co…comment, vous osez lui donner mon prénom ?!
On ne sut si la protestation fusa pour cause d’indignation ou d’autre chose, le nouveau-né poussant un vagissement absolument sauvage de se trouver en si belle place. Les favoris et la barbe fournie toute blanche de son grand-père parut le ravir, il poussa bientôt de petits cris emplis de joie et de bave qui enchantèrent l’assemblée venue contempler pareil tour de force : le feld-maréchal se trouvait bouche-bée comme une carpe.
- Hans-Ludwig…
Visiblement ému, Hans capta la main de la jeune femme et l’entraîna plus loin, vers une des larges fenêtres frileusement tendues de soie bleu pâle.
- Tu avais raison, j’adore. Ce sont les premiers que nous avions trouvés, tu te souviens ?
- Oui, après la vingtaine de prénoms précédents. Hans von Fersen, si je te laissais faire, tu réécrirais notre histoire en racontant mille extravagances !
- Comme le fait que tu es un homme, par exemple ? grogna t-il en l’attirant à lui.
- Comme le fait que je suis « ta femme », par exemple…non mais qu’avais-tu en tête, à vouloir faire mourir de rage ta famille entière !
- Te faire entendre raison, plutôt. Je te l’ai déjà demandé, je recommence à présent : épouse-moi.
- Je…Hans, tu sais que je ne peux pas…mon père…il m’a reniée sans doute…je ne supporterai pas jeter la honte sur ton nom, je ne suis plus rien…
- Qu’importe mon nom et d’y jeter Dieu sait quoi ! Si ce n’est toi, sur un lit…
- Tu n’es qu’un rustre.
- Evidemment. Je crois me souvenir de quelques barbares velus parmi mes ancêtres…
- J’avais raison, n’importe quoi, souffla Oscar en s’appropriant une bouche si mensongère et séduisante.
Un raclement de gorge la rappela à l’ordre, l’instant suivant ensevelie sous une joie fraîche comme un bouquet de violettes.
- Oscar ! Le petit Hans-Ludwig est en train de conquérir notre père, vous êtes une magicienne !
- Hum…une sorcière, plutôt…sourit tristement la jeune femme face à l’étourdissante beauté qui lui serrait les mains.
- Ta, ta, ta, foi de Sofia, vous lui plaisez. Il se fera tuer sans jamais vous le dire, c’est une tête de bois.
- Sofia, n’as-tu pas honte ? la tança tendrement son frère.
- Oh toi, ça te va bien de me faire la morale.
- Si tu fais allusion au fait que je vive dans le péché…
- Exactement ! Et j’espère bien faire comme toi plus tard.
- Cette enfant est dépravée, soupira Hans en levant les yeux au ciel.
- Et puis vous ne devriez pas être là, Sofia. Votre père m’adore peut-être sans jamais me le dire, mais il vous a surtout interdit de me fréquenter. J’ai déjà terni la réputation du frère, je…
- Fadaises ! Il finira par se calmer. Il ne vous l’a pas dit non plus, mais d’avoir choisi son prénom l’a touché, c’est un ours mais son cœur est bon. Vous verrez ! Il va vite devenir complètement gâteux de Niel.
- Niel ?
- Cela veut dire « beau » dans notre langue, n’est-ce pas un joli diminutif ?
Ils ne moururent pas, finalement.
Aussi étrange que cela paraissait, ils avaient survécu et elle, Oscar, avait agi à sa guise. Quelle folie ! Sofia ne cessait de la regarder comme une héroïne désormais, c’était absurde.
Elle se sentait au contraire parfaitement misérable, pelotonnée devant le feu réchauffant leur chambre.
Le petit Hans « Niel » Ludwig vagissait faiblement dans la pièce jouxtant la leur, étroitement surveillée par Hilda prête à lui sauter dessus pour offrir un sein opulent.
Oscar avait rugi, griffé, hurlé, l’accouchement trop épuisant la privait de nourrir son fils, elle n’avait eu d’autre choix que de se soumettre cette fois.
Sans grands regrets, au fond ; elle voulait être raisonnable. Pour lui. Pour Hans, aussi, dont elle sentit les doigts effleurer son cou.
- Je vais être une mauvaise mère…murmura Oscar comme on énonce un fait banal.
- Tu seras un père formidable, alors.
- Idiot. Ne peux-tu être sérieux ?
- Lorsque tu énonces des fadaises comme dirait ma sœur, jamais. Et puis si tu t’occupes de notre fils de manière exécrable, c’est que tu t’occuperas divinement de moi. C’est tout ce que je demande.
- Tu n’es qu’un vil égoïste, ne put elle s’empêcher de rire, malgré l’angoisse sourde lui vrillant l’estomac.
Il vint la cueillir du fauteuil et la souleva, sans effort apparent.
- Je veux surtout que tu reprennes des forces, cher ange. Je compte jouer les Hilda et te nourrir comme un forcené.
- Hans…
- Je sais. Moi aussi, j’ai peur.
Elle enfouit son visage dans son cou sans mot dire.
- Ils te manquent, n’est-ce pas ? ajouta t-il en la serrant un peu plus.
Le jeune homme n’eut pas besoin de paroles. Il voyait, sentait cette vérité qu’obstinément elle taisait. Et ce n’était pas juste ceux de la maison Jarjayes, non ; c’était sa vie d’avant, ce destin en fuite bientôt réduit à l’état de loque. Avait-il pris la bonne décision ?
Hans se mordit les lèvres, sur le point d’ajouter quelque chose, puis se dirigea vers le lit.
****
Terrassée par l’ennui d’être sage, la neige s’abattit avec force la nuit suivante. Et, enfin repue de dévorer le moindre contour du paysage elle se calma tout aussi vite peu avant l’aube, la conscience tranquille.
Oscar découvrit ce spectacle féérique avec un appétit tout aussi grand : aujourd’hui, elle allait faire connaître le palais à son fils. La moindre pièce. C’était chez lui à présent, le seul foyer qu’il connaîtrait jamais.
Soupirant sous d’obscures douleurs, la jeune femme s’apprêtait à aller voir si le petit aventurier était réveillé, quand Hilda déboula dans la chambre, les tresses avenantes et l’accent gros comme son bras. Il faudrait lui apprendre à frapper, décidément ; et rien que la porte vu la taille de ses biceps.
- Madame, Madame, il vous faut descendre !
- Bonjour à vous aussi, Hilda. Oui, je le sais, je viens justement prendre mon…
- Non, non tout de suite ! Monsieur Hans a donné des ordres !
- Pardon ? De quoi parlez-vous.
La matrone du nord compta sur ses doigts, concentrée.
- Je devais attendre votre réveil, vous laisser déjeuner. Ensuite vous prévenir. Et après amener Son Excellence.
- Le feld-maréchal von Fersen ?
- Non, votre fils.
- Hans-Ludwig, mais…
- Son Excellence, oui, dans cet ordre ! Monsieur Hans a dit que vous deviez…
- …descendre, j’ai compris.
« Monsieur Hans »…juste après ce trop plein de mystères, elle allait avoir une sérieuse conversation avec la viking velue.
Un mauvais pressentiment l’étreignait, pour tout dire. Encore un conseil de famille… ou mieux, un bannissement. Et puis quelle était encore cette fantaisie ! Excellence… Se dirigeant au hasard vers les grands salons inférieurs, Oscar se souvint des titres de noblesses qui faisaient rage ici, longs comme les couloirs du Palais de Versailles. Pas étonnant qu’il y eut quelques branches liées au roi de Suède dans l’héritage de la maison Fersen. Donc son fils était prince…en plus d’être bâtard. Magnifique.
L’esprit plein de recoins sombres alors que tout n’était que lumière, au dehors, la jeune femme trouva enfin son chemin dans les dédales luxueux ; ce faste…s’y habituerait-elle un jour ? Elle eut hâte soudain de retrouver celui qui lui faisait toujours battre le cœur, rien qu’à le regarder entrer dans une pièce. Son sourire, sa fronde tranquille lui était plus nécessaire qu’une drogue décidément…même si son goût du mystère l’horripilait à cette seconde. Par chance, elle trouva le jeune homme dans le troisième salon visité, dos tourné, occupé à contempler le parc.
- Hans ! Peux-tu me dire ce que signifie ce jeu de piste ? Tu prétendais vouloir prendre soin de ma santé et tu me fais jouer les chiens truffiers à travers tout…
- J’ai une surprise pour toi, sourit-il en se tournant à demi. Elle t’attend dans l’autre pièce.
- Oh, je déteste ce sourire-là…si c’est encore une de tes extravagances, je te promets les pires représailles !
- Attend au moins de voir de quoi il s’agit…
- Tu sais que tu m’agaces, grommela une Oscar fidèle à elle-même, marchant sur la porte close comme un général monterait vers le front ennemi. Si ton fils te ressemble, je vais certainement devenir folle ! C’est peut-être d’ailleurs ce que tu cherches, tu…
La poignée lui échappa des mains. De même que son souffle. Pétrifiée sur le seuil, pâle, puis rouge, les mots se formèrent sur ses lèvres muettes, à balbutier l’improbable réalité, reprenant vie à chaque seconde jusqu’à gonfler sa poitrine de soubresauts frénétiques. Et puis ce cri, fait de chair, viscéral, de joie animale enfin.
- André !
Chancelante, pantelante on la cueillit, étreinte de rires et de larmes flamboyantes, et féroces, égaux aux siens. Etait-ce possible de ne pas en mourir, ainsi broyée de bonheur et de jeunesses ! Elle répétait le prénom, talisman brandi face à tant de démons vieux de longs mois, des siècles. André…
Enfin reposée au sol, Oscar toucha le visage de ce fantôme terrestre, émerveillée de le trouver à la fois identique et changé. Et tout simplement, là.
- C’est impossible…murmura t-elle malgré la multitude d’interrogations contradictoires. Tu ne m’as jamais répondu, par quel miracle…
- C’est grâce à Hans, je veux dire, Monsieur de Fersen.
- Hans conviendra très bien désormais, dit-on doucement derrière elle.
Oscar jeta par-dessus son épaule un regard noyé et éperdu d’amour. Diable d’homme…rayonnant de secrets, évidemment qu’il la rendrait folle ! Mais toujours de délicieuse manière.
- Je ne comprends pas, dis-moi, reprit la jeune femme se saisissant des mains d’André.
- Ton père. Il a intercepté les quelques missives que tu m’as envoyé, il a fait de même pour les miennes. Monsieur d…Hans, a dû s’en douter. Il y a de cela deux mois il a fait envoyer une personne de confiance pour me contacter personnellement. De même que remettre un pli très…spécial à ton père.
- Quoi…mais que…comment ça…
- Je lui ai fait dire que tu étais morte, intervint Hans, nonchalamment appuyé contre le chambranle de la porte.
- QUOI ?!
Cette fois elle dut s’asseoir, aidée par son ami d’enfance aussi souriant que son compagnon, tous les deux guère gênés par une si macabre farce apparemment.
- L’effet a été…dévastateur, je dois dire, confirma André en étouffant un rire joyeux. Ce…Aoutch !
- MORTE ! cria Oscar en tapant le bras du jeune homme.
- Hé, mais je n’y suis pour rien, moi ! Ton père s’est littéralement effondré, physiquement, avant de se redresser comme un diable en vouant Monsieur de Fersen aux feux de l’Enfer. Tout était de sa faute évidemment ; et il ne savait pas à quel point…
- Mais allez-vous arrêter tous les deux de vous gausser, jouer ainsi avec…bénissez le ciel que je sois trop faible pour vous étriper ! Lui as-tu dit lorsque tu es parti, au moins ?
- Non. Hans m’avait recommandé de n’en rien faire, de ne le mettre au courant que lorsque nous arriverions au domaine.
- Tu…tu…veux dire…
Oscar, brusquement pâle comme la cire, s’adossa sous l’air lui faisant défaut. En quelques enjambées Hans fut près d’elle, à lui saisir tendrement la main.
- Je sais, tu me détestes : oui Oscar, ton père est ici. Enfin à l’auberge d’Ekerö, à quelques lieues du palais. Vous êtes pires que des mules tous les deux, je savais bien que tu ne dirais jamais rien de l’affreuse peine qui te rongeait. Croyais-tu que je ne le verrai pas ? Et je suis sûr qu’il préférait pareillement endurer mille tourments plutôt que de s’abaisser à venir de lui-même. Je devais bien trouver un moyen, même discutable. Il t’aime. Et il va aimer notre fils…
- Justement…aurais-je le droit…de le voir, moi ? hasarda timidement André.
****
Dès le premier regard, on sut qu’il y aurait la guerre.
Hans avait tort, pour une fois : les « beaux-pères » décidèrent immédiatement de se détester mutuellement.
L’annonce de ces nouveaux arrivants venus de France avait fait trembler les murs de Drottningholm, il n’avait pas fallu plus d’une demi-heure à André pour devenir une attraction exotique. Peu goûtée du feld-maréchal, il va sans dire ; nettement plus enthousiasmante pour ses enfants, et tout particulièrement de Sofia. Cette jeune personne avait un talent bien particulier de s’approprier le moindre événement, pour en faire quelque chose d’éminemment distrayant. Ou cataclysmique, selon les points de vue.
Elle voulut donc aussitôt rencontrer ce meilleur ami tombé des cieux et le passer au feu nourri de ses questions, initiative aussitôt formellement interdite. Ce qui ne pouvait qu’attiser ses envies de transgression.
Et quand on sut que le Général de Jarjayes attendait dans une chambre d’auberge…
- De quoi avons-nous l’air, je vous le demande, maugréa Fersen père sanglé dans son uniforme officiel, planté dans le Grand Salon plus raide et désagréable que jamais.
Sa femme devina qu’il ne lui demandait rien du tout, comme d’habitude.
- Mon ami, il faudrait savoir : vous aviez décidé de ne pas fréquenter la fille, pourquoi recevoir aujourd’hui le père ?
- Un Général de Sa Majesté ! Le Roi de France, Edvig, vous rendez-vous compte ! Je suis sûr qu’il serait capable de colporter à la Cour que nous l’avons reçu comme un manant.
- Mmh…un général connaissant le Roi. Oscar ne serait donc pas « l’intrigante » que vous vouliez bien nous laisser croire…
- Une fille élevée comme un garçon, pfeuh…Votre fils ne pouvait choisir autre chose, évidemment !
- Taisez-vous mon ami, ou votre Général serait capable de colporter que vous êtes étroit d’esprit, ce qui serait un comble. Et si faux.
Le feld-maréchal fut bien obligé d’étouffer sa réplique acide : le majordome introduisait le visiteur, avec force roulades dans l’annonce de son nom. Le Général lui lança d’ailleurs un regard réprobateur, avant de le dédier à son « alter-ego ».
La guerre, sans conteste.
- Comte de Jarjayes, acceptez mes souhaits de bienvenue, entama Fersen père d’une voix aussi glaciale que le temps. Lorsque j’ai eu connaissance de votre…situation, j’ai immédiatement donné ordre de vous loger ici, au palais de Drottningholm.
- Ma chambre me convenait parfaitement, répliqua le Général sur le même ton, faisant mine de ne pas avoir remarqué le soin particulier mis sur le mot « palais ».
- Nous ne pouvions décemment vous laisser dans ce…bouge.
- Il n’en était rien. Et pour tout vous dire, je viens voir mon f…ma fille. Où est-elle ?
- Rassurez-vous, nous ne l’avons pas mangée…renifla le feld-maréchal. Nous ne sommes pas dans les Carpates !
- Je goûte peu ce trait d’humour, Monsieur. Il y a peu encore je la croyais morte.
- A qui la faute…ricana le noble suédois.
La mèche était allumée.
- A votre fils, apparemment. Tout comme le reste d’ailleurs.
- Que voulez-vous insinuer ?
- Je n’insinue pas, j’affirme. Il a jeté le discrédit sur le nom des Jarjayes quand vous me parlez chambres de taverne !
- Pa…pardon ? Retirez immédiatement ce que vous venez de dire !
- Je ne retire rien et je persiste : votre fils n’est qu’un séducteur de bas étage et devra me rendre raison ! Ou vous, s’il n’a pas le courage de m’affronter comme je le crois.
- Monsieur ! Mes témoins sont à votre disposition ! Je n…
- Monsieur de Jarjayes, comment se portait la Reine lorsque vous avez quitté la Cour ? Est-il vrai que la mode est à ces extravagantes perruques ? J’ai vu tantôt des gravures absolument étourdissantes sur le sujet.
L’œil bleu d’Edvig-Catherine n’était pas uniquement sévère : il pouvait se montrer carrément impitoyable. Se portant sans hâte devant le Général, elle lui tendait la main, impériale de tranquillité, comme s’il fut une vieille connaissance de la famille.
Comme le voulaient les convenances, Oscar n’était pas présente. Pas encore. Pas tout à fait, pour être juste : l’oreille collée à la porte, elle tentait avidement de capter la tuerie qui menaçait d’éclater.
Il était fort dommage qu’elle ne puisse voir, en revanche : l’expression du Général fut un délice de contrariété et de spéculations tordues.
En bon stratège qu’il était, il comprit vite le danger auquel il s’exposait. Rendre gorge à ces maroufles de Fersen père et fils était une chose, il macérait sa rage depuis trop de mois pour s’arrêter en si bon chemin ; par contre insulter cette femme encore très belle en était une autre ; il n’en doutait pas, c’était elle le chef de meute de ce château maudit. Ce paramètre contrariait grandement son plan. L’autre grognait et tempêtait tout son soûl mais Edvig-Catherine était la reine de ces lieux, il le comprit l’espace d’un éclair.
Se recomposant tant bien que mal une attitude, le général se pencha sur cette main offerte et claqua des talons, aussi galant que possible quand on projette d’assassiner ses hôtes.
- Je…hum, la Reine se portait aussi bien que le permet l’époque, Madame. Pour la mode française, je crains de ne vous être d’aucune espèce d’utilité. Je ne m’occupe guère de ces fredaines, si vous me permettez l’expression.
- Fredaines, quel joli mot français. Vous avez sur nous le monopole du bel esprit, Monsieur, et je serais ravie de débattre avec vous de sujets autres que la mode, si cela vous agrée.
- Madame ! voulut protester son mari, scandalisé.
- …et pour ce qui est de ce duel, Monsieur de Jarjayes, vous devrez le remettre à plus tard je le crains. Libre à vous de vous adonner à vos jeux sanglants par la suite, les hommes aiment ce genre de barbaries pour guérir leur ennui de l’existence ; ils ont si peu d’imagination. Mais votre fille et votre petit-fils réclament vos attentions immédiates.
- Madame ! tenta encore le feld-maréchal, rouge comme une soupière sur le point d’exploser.
Les deux hommes ne purent que se soumettre. Quelques secondes plus tard, la porte du fond s’ouvrait sur une Oscar transportée d’émotions silencieuses, incertaine encore de marcher vers un rêve ou un cauchemar.
Mais cela, c’était sans compter sur le Destin malicieux toujours attentif à l’existence si particulière des Jarjayes.
Car ce fut à cet instant précis, au moment où le père découvrait le fruit des amours de Hans et d’Oscar, qu’Il décida de les jeter tous bientôt dans la plus folle et périlleuse des aventures, au mépris de la plus élémentaire tranquillité familiale.
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