Chapitre 1
Noble sang ne peut mentir
« Du trône s’échappaient des éclairs, des voix et des coups de tonnerre ;
sept torches ardentes devant le trône étaient les sept Esprits de Dieu. »
Apocalypse
On ne saurait décrire la joie de perdre sa carcasse à même le sol. Plus de sang, ni de veines pour la nourrir, se liquéfier jusqu’à la plus petite once de parcelle osseuse ; et en être heureux.
Oscar vivait cet état inimaginable à quelques pas seulement de son père, si tendrement détesté, si terriblement attendu. Des mois de continuels reproches envers elle-même et ses fantômes à s’en nouer chaque muscle.
Et puis, soudain, face à face.
Une main minuscule lui redonna courage, étendard charmant et potelé voulant rallier la silhouette raidie, là-bas. La distance de ces continents, immenses, parue soudain dérisoire face au gouffre de tapis de soie, ces quelques mètres si délicatement ornementés de fils d’or. Ni l’un ni l’autre ne bougeait, sous les regards très nettement inquiets du feld-maréchal et de son épouse.
Puis, exactement comme la veille, quelque chose se liquéfia dans les remparts intérieurs d’Oscar.
Sa vie d’avant, sa froideur…à quoi bon ? Lorsque la vie hurle sa faim entre vos bras. Une nouvelle trame venait de renforcer le lien viscéralement tissé, ici, en son sein, il était aussi vain que ridicule d’y résister.
Elle franchit la distance d’une ardeur qu’elle pensait à jamais morte et, sans un mot, se délesta de la précieuse offrande.
- Il vous ressemble…ma fille, entendit-on au bout de quelques secondes.
Et la fêlure douce qui émaillait cette seule phrase fut plus éloquente qu’une existence entière.
****
- J’aurais préféré mourir durant ce satané conseil de famille ! Et tiens d’ailleurs, tue-moi tout de suite ou je sens que je vais me jeter moi-même par cette fenêtre !
Hans von Fersen leva un œil amusé de la gazette qu’il lisait, installé dans le fauteuil près de l’âtre du petit salon, jouxtant leur chambre. Un instant, il crut voir revivre l’indomptable militaire qui sillonnait les tapis fatigués d’une caserne française, malgré la tenue on ne peut plus féminine bruissant à chaque virage agacé.
- Bien sûr, que choisis-tu : la corde, le mousquet, ou bien une nuit d’orgie où je tiendrai à moi seul les seize rôles différents ?
- Hans ! Il est bien temps de plaisanter !
- Pardonne-moi. Il est vrai que ta charmante demande parait légitime…à quel propos, au fait ?
La sublime – et future – sacrifiée le regarda comme si sa dernière heure, à lui, ne faisait aucun doute.
- Parce qu’en plus tu ignores tout de la dernière invention de ta mère ?! A moins que tu ne sois complice…si c’est toi qui as eu cette idée, je te jure de…
- Cher ange, j’ai beaucoup de défauts mais pas celui d’aller intriguer en pleine nuit dans la chambre familiale avec ma chère mère tout en nous brossant mutuellement les cheveux. Je l’aime infiniment, ainsi que mon père, mais moins je les vois et mieux nous nous portons, comme tu as pu le constater. Alors dis-moi, que se passe t-il ?
Oscar foudroya les délicates peintures du plafond et leurs petites nymphes fessues, seules responsables au fond de tant d’atrocité.
- Il y a…il y a qu’elle s’est mise en tête de…bon sang de foutre, je vais mourir rien qu’à le dire ! Catherine souhaite que je la rejoigne à l’instant pour une séance de…de broderie. DE LA BRODERIE, foutrecul !! Moi, Oscar de Jarjayes, aller percer des trous dans un chiffon !
La jeune femme darda sur-le-champ son regard d’orage sur le séduisant impudent, devenu à la seconde complètement hilare.
- Alors toi, ce n’est pas avec une aiguille que je vais te faire taire !
- P…pardonne-moi encore une fois ! Mais…ha par Dieu tu as raison, c’est horrible !
- Evidemment que ça l’est, mécréant ! Et comment refuser, maintenant que mon père est ici depuis huit mois et paraît enfin accepter l’idée que tu es le père de mon enfant sans s’étrangler d’indignation ou vouloir t’assassiner. Je savais que tout allait trop bien, que ça ne pouvait pas continuer…mais ÇA !!
Le jeune homme se mordit les joues pour ne pas repartir de plus belle ; laissant là sa lecture, il se leva pour stopper de ses bras une nouvelle circonvolution vengeresse, réjoui de la résistance certaine de cette divine créature. Il assura sa prise, charmeur.
- Ma chère, je t’aurais volontiers accompagné dans ce calvaire. Mais, sais-tu, je dois tout de même te dire que ma mère t’octroie un immense privilège.
- Tu te moques de moi ?!
- Pas le moins du monde. À cause de nos hivers plus longs qu’une vie ici, la haute société se doit de garder intact la vigueur de leurs liens par des fêtes, des réunions…
- Des fourberies, oui !
- …des dîners, dont les femmes sont la plupart du temps les principales instigatrices. Et la broderie tient une place très importante dans nos traditions, souvent se sont dénouées là des situations inextricables.
- Quel pays évolué, par Saint Georges, ricana Oscar. Sauvés par des bobines de fils !
- Ce que j’essaie de te dire, c’est qu’en effet ces réunions sont bien plus politiques que tu ne le soupçonnes. Tu pourrais en être surprise, crois-moi. Et ici elles ne se passent qu’en milieu très fermé. En d’autres termes, le message que veut te faire passer ma mère est qu’elle t’accueille comme un membre de la famille à part entière. Même si tu ne portes pas mon nom.
Devinant le tendre reproche à peine voilé, la jeune femme considéra du coin de l’œil les traits de ce diable à la saisissante beauté qui seul, d’une manière ou d’une autre, la domptait véritablement.
- N’es-tu pas encore en train de me brouiller les sens ? grogna t-elle pour la forme, se sentant fondre.
- J’ai déjà fait cela, moi ?
- Tout le temps. Bon, bon c’est entendu…j’irai.
- Et sans éborgner ta voisine ?
- Mais oui…en revanche si tu me demandes plus tard de te faire des mouchoirs ou je ne sais quoi, je te jure de broder moi-même la corde pour te pendre !
- Je m’en souviendrai. Hum… comme tout condamné à mort j’ai droit à une dernière volonté, non ? Embrasse-moi…
Oscar quitta à regrets et ses appartements, et cette étreinte prometteuse. Depuis de longs mois elle avait retrouvé la chaleur de ce corps fait pour elle, magnétique. Sans le montrer il s’inquiétait, toujours, ne connaissant que trop son âme pétrie de combats et de guerres. Et elle pestait amèrement contre cette silhouette à ce point gracieuse, rendue à ses habits de femme. Cela ne la gênait plus d’endosser ses fanfreluches infernales : Hans adorait les réduire en chiffons inutiles le soir venu. Non, c’était autre chose qui, parfois, la tenait éveillée. Ce désir irrépressible d’aventures…quelle mère était-elle donc ! Si peu conforme à l’image de blondeur radieuse dont on voulait bien la gratifier, désormais.
Pourquoi le nier ? Elle s’était épanouie, sans même s’en apercevoir, comme une fleur sauvage oubliée et tranquille. Passant un jour devant son miroir elle s’était surprise à admirer l’espèce de flamme ne quittant plus ses traits, ses vingt-cinq ans et les certitudes allant avec. Son regard, lui, paraissait aussi vieux que la création du monde ; cette rugosité lui plut. Hans avait l’autorité naturelle d’un homme plus âgé qu’il ne l’était en réalité, sa prestance faisait le reste. Mais elle…toute trace du petit Capitaine de la Garde Royale s’était dissoute, à la place une personne grave et rayonnante.
Et dont les poings la démangeaient.
- Je vous dis que vous aller l’étouffer avec vos bouillies maléfiques ! Le gruau, voilà bien la seule nourriture décente pour gens civilisés.
- Que ne faut-il entendre…De ces Français, cela ne m’étonne guère ; je l’ai toujours dit : tous des…
- Prenez garde, monsieur, je ne suis pas d’humeur à vous laisser empoisonner mon petit-fils ni critiquer Sa Majesté !
Oscar pila net, puis bifurqua jusqu’à la porte demi ouverte laissant filtrer une si piquante diatribe. Elle en connaissait déjà l’origine ; mais l’envie de se donner un peu de baume au cœur avant l’effroyable épreuve du point de croix fut la plus forte.
Toujours la même scène…et pourtant si savoureuse.
Les deux « grands-pères » se tenaient, aussi raides qu’à la veille d’une bataille sanglante, face au plus charmant des spectacles : Hans-Ludvig pataugeait élégamment dans son goûter, constitué d’une sorte de gâteau mou et de ladite bouillie, sucrée, le tout donné par un André plus sérieux qu’un marbre. Cela avait causé un petit scandale – un de plus - mais tous avait décidé tacitement de ne plus les compter concernant Oscar.
Cette dernière avait menacé de prendre les deux hommes de sa vie sous le bras et partir à jamais si son ami, son âme, n’avait pas droit à jouer un rôle fondateur auprès du petit Niel.
Un roturier…Le feld-maréchal faillit en avaler sa barbe, ce qui ne pouvait que mettre en joie le Général de Jarjayes et lui faire doublement prendre le parti d’André, qu’il parait depuis de toutes les qualités. Le fidèle compagnon d’armes en était encore tout étourdi, car ce parfait allié avait la caractéristique d’être tout autant bienfaisant qu’inquiétant. Quelques mois ne pouvaient effacer des années de discipline chez ce vieux militaire, et si sa profonde maîtrise des champs de guerre l’avait préparé à tenir tête aux Fersen, père, fils ou cousines, tout cela était fétus de pailles face à ce petit être aux yeux clairs. Le surprenant un jour à sourire au bambin alors qu’il se croyait seul, Oscar avait compris qu’il faudrait bien encore huit autres mois pour que le terrible Général admette en être tombé amoureux.
En revanche, dès lors que le feld-maréchal pointait sa barbe quelque part, là, pas question de céder la plus petite part d’autorité.
- Si votre serviteur ne le gavait comme une oie…c’est cela qui va l’étouffer, oui !
- André est autant serviteur que vous êtes duchesse, mon cher ami, susurra aussitôt un Jarjayes très à son affaire.
- Vous n’êtes qu’un rustre !
- Non monsieur : je suis français. Et calmez-vous donc, vous effrayez cet enfant. Ou plutôt non, continuez ; bientôt il aura si peur qu’il pleurera rien qu’à vous voir entrer dans une pièce.
- Ne seriez-vous le père d’Oscar que je vous enverrais mes témoins sur-le-champ ! Quelle infamie que de devoir vous tolérer.
- Sur ce dernier point je suis bien d’accord. Dès le prochain été, ma fille, mon petit-fils et moi repartirons pour Jarjayes, soyez-en certain !
- Pfeuh, comme si mon fils vous laisserait faire…
- Ah, eh bien parlons donc de votre fils, je….
Oscar secoua la tête, souriante, malgré les gracieusetés imminentes. Ce si terrible père du passé, l’appelant aujourd’hui « sa fille »…la défendant, de surcroît. Parmi les cris et les menaces de duels permanents, se bâtissaient ici de solides remparts face aux laideurs de l’existence. Ne plus se sentir seule, jamais, ni se battre contre la froide vanité des pouvoirs. Par Dieu, que son fils puisse encore longtemps tenir dans ses petites paumes leurs destins à tous ! Bouillie maléfique ou non.
S’arrêtant bientôt devant une autre porte, close celle-ci, la jeune femme se prit à songer au domaine familial, en un passé que sa mémoire bâtissait de plus solides pierres que ce palais n’en aurait jamais. Jarjayes…La mer cognant la roche impassible, les herbes toutes aussi folles que les chevelures brunes et blondes mêlées d’adolescents impétueux. Le ciel enfin, seul maître que les hommes de cette terre rude daignaient accepter. Jarjayes, comment ne pas vouloir que son enfant y puise à son tour la force qu’André et elle sentaient toujours couler dans leurs veines !
Seulement…ce retour probable la nouait d’angoisses floues, sans vouloir ou pouvoir se l’expliquer. L’inaction, encore et toujours…n’était-ce pas changer de prison, au fond ? Prisonnière en ce palais comme entre les murs de son enfance, mère, maîtresse, jusqu’à la mort…voilà bien qui vous ferait considérer le tombeau comme la plus idéale des résidences, décidément.
Dressant le menton sous une migraine contrariante, Oscar écrasa la poignée.
- Et bien ma chère, vous arrivez en même temps que le thé. Venez donc ici que je vous présente…
Damnation ! Ce breuvage infâme par-dessus le marché ! Elle qui n’aurait pas dédaigné un alcool à la composition indéterminée, juste à cet instant, découvrant ces compagne « d’infortune ».
Toutes très satisfaites d’être là au contraire, ou comme…oui, comme intriguées de la découvrir, elle, la paria.
C’était d’une subtilité au-delà de l’élégance, d’ailleurs ; pas un sourcil levé, pas de dégoût hautain…juste un œil sensiblement de biais, voilà comment ces dames montraient leur dévorante inclinaison féminine à la curiosité. La jeune femme comprit immédiatement qu’on ne « bavardait » pas, ici. Ni ne babillait, bavassait, bref, les remarques de Hans n’étaient peut-être pas si malavisées.
Elles étaient sept en tout.
Cette dernière fit quelques pas mais attendait visiblement d’Oscar les signes de déférence légitime dans pareille situation : sourire et modestie, voire même un vernis de reconnaissance. Foutrecul si elle en serait capable un jour ! Elle accorda le reste avec moins d’efforts qu’elle ne l’avait craint. Catherine De La Gardie lui était réellement sympathique, et malgré le tracé impeccable de ses sourcils elle était convaincue de la réciproque. Visiblement ce n’était pas la réunion de dames confites construite par ses préjugés, encore moins le festival de bouffées de chaleur et de piaillements qu’entouraient en son temps la Reine de France. Marie-Antoinette n’avait jamais eu beaucoup de goût dans ses fréquentations ; que de fois Oscar s’était prise à soupirer d’agacement à voir sa souveraine s’étourdir des flatteries nauséabondes de petites pécores.
Néanmoins sa tenue de militaire la protégeait de beaucoup de choses, ce n’était seulement maintenant qu’elle en mesurait le confort. L’impression de monter nue à l’assaut ne fut jamais si aiguë, elle n’en admira que plus son amant de savoir quoi faire d’un corset dans la tourmente.
Hors de question de se renier pour autant.
- Je vous sais gré de votre invitation, Excellence, répliqua Oscar d’une voix nette. Mais je dois vous avouer mon ignorance totale en matière de…travaux manuels. Je crains au mieux de me couvrir de ridicule, au pire de mettre à mal vos patiences…
- Ma chère, la Comtesse Magdalena Hedersköld ici présente a mis plus de six jours avant de maîtriser le point de bourdon. Imaginez, une éternité !
Définitivement convaincue qu’il lui faudrait à elle six mois pour ne serait-ce qu’enfiler une aiguille, elle se laissa guider vers les visages et les noms à rallonge. Von Himmelstjerna, von Königsmack, Gustafsson-Oxenstierna…au bout de quelques minutes elle jugea prudent de n’interpeller personne au cours de la séance qui se profilait.
- Ainsi, voici donc ce phénomène venu de France…mon cousin a définitivement un goût merveilleux ! J’avais grand hâte de faire votre connaissance, et vous répondez en beauté et en grâce au-delà de mes attentes !
Oscar sursauta presque.
Une splendide créature lui souriait, point du tout de biais.
- Je suis la Comtesse Christina Augusta Löwenhielm, mais vous pouvez m’appeler Christina, s’exclama t-elle sans attendre la moindre introduction de leur hôtesse. Mon père est le Comte Carl Reinhold von Fersen, l’oncle de Hans. Vous a t-il parlé de moi ? Je suis sûre que non, tsst tsst tsst, ce félon n’a plus les idées en place. Vous voyant cela ne m’étonne guère au fond, il n’a d’yeux que pour vous…Et votre fils, le verrons-nous ? Il paraît qu’il est splendide, Axel en est fou ! Mon oncle veux-je dire, tout le monde s’appelle Axel dans cette famille, c’est d’un pratique…
Cette fois-ci, l’arcade sourcilière si aristocratique de la feld-maréchal connut une activité certaine sous la désapprobation galopante, tandis que le coeur d’Oscar se réchauffait de plus en plus. La ressemblance, non pas physique mais de tempérament avec Sofia, était saisissante. Cette dernière n’était pas là d’ailleurs, la jeune femme l’avait immédiatement noté et regretté. Regrets qui s’envolèrent allègrement quand on la saisit par la main afin de l’asseoir commodément sous le feu de questions enjouées.
Bien sûr que non Hans ne lui avait jamais parlé de cette divine parente, et évidemment qu’elle allait dès son retour l’étrangler !
- Vous accommodez-vous de nos coutumes ? Ce palais doit vous paraître bien austère face aux splendeurs de la cour de France…Savez-vous que ma mère a été présentée à votre Roi Louis XV, et qu’elle y a été fort remarquée pour sa beauté ? Elle est cousine avec la Comtesse de Tessin, une de vos grandes noblesses je crois. N’est-ce pas délicieux ! Je rêve d’aller en France à mon tour…mais ma charge de première dame d’honneur de Sa Majesté est si prenante, et mon mari toujours absent. Il est ambassadeur à Dresde en ce moment, je ne le vois jamais. Voilà pourquoi notre mariage est le plus heureux qui soit…
Aucune affèterie dans ces remarques. Même si son naturel la poussait à toujours se mettre en défense, Oscar goûtait sans réserve le charme de ce visage. Christina ne paraissait pas plus de vingt ans, autre trait commun avec Sofia et ses presque dix-huit ans. La Suède n’était donc pas uniquement peuplée de vieux barbons grincheux aux cols raides.
Les autres l’étaient, plus âgées ; et il fallut bientôt plonger dans la satanique occupation des fils croisés…Là, pas de miracle.
Ce fut exactement comme elle l’avait prévu : pire que toutes les épreuves traversées jusque là.
Curieusement ce ne fut ni le fil ni l’aiguille qui posèrent problème. En fait ce fut le reste ; c’est à dire tout. Oscar se trouva stupide quand, par un sortilège qu’elle ne s’expliquait pas, se matérialisa entre ses mains un tissu de fine toile tendue par un cercle de bois et diverses bobines aux couleurs tendres. Qu’était-elle censée faire avec ces breloques ? Les nouer les unes aux autres ? La belle Christina vint fort heureusement prendre place à ses côtés, jugeant avec raison que la maîtresse des lieux n’était peut-être pas la plus patiente des professeurs. Avec force sourires elle mima les premiers pas de la parfaite petite brodeuse : piquer, tirer, dessus, dessous…
Voyant le travail d’une rare délicatesse déjà entamée par sa secourable compagne, Oscar eut envie de prendre définitivement ses jambes à son cou pour aller patauger elle aussi dans le goûter de son fils. André, heureux homme…lui demandait-on de martyriser des chiffons, à lui ?!
- Oscar, vous êtes fascinante. Sofia ne jure que par vous et je comprends pourquoi…murmura chaudement la jeune beauté au bout d’un instant.
- Vous vous moquez, grommela t-elle sur le même ton, désespérément concentrée sur le massacre.
Trois nœuds coinçaient déjà l’ensemble, dessus, dessous, malgré un très léger craquement cela semblait tenir. Elle repiqua l’ensemble et son doigt avec.
- Rien ne semble vous faire peur…et je ne parle pas de la broderie, bien entendu.
- Moi ? Je ne cesse de croire le monde prêt à m’engloutir au contraire !
- Précisément, c’est ce que l’on nomme courage, mon époux me le répète sans cesse…enfin, lorsqu’il est là. Vous avez survécu face à mon oncle, ce n’est pas rien. Et en dictant vos règles qui plus est, à ce que j’ai ouï dire ! Savez-vous…j’ai très envie de vous inviter avec Hans et votre fils en notre résidence d’été de Solna, tout près du Palais royal. Et même, tenez…ma tante va probablement s’évanouir mais j’ai une envie folle de vous obtenir audience auprès de Ses Majestés. Le Roi Gustave est un fervent admirateur de la culture française, ce serait si…
- C’est une excellente idée.
Le verbe tranchant d’Edvig-Catherine prouvait que le tracé impeccable de ses sourcils n’était pas là sa seule qualité.
- Et le plus rapidement sera le mieux, ponctua l’auguste dame. Juillet est bientôt là, vous pourrez suivre les festivités qui animent la ville et le Palais à votre aise.
Dévisageant la feld-maréchal avec stupeur, Oscar sentit tout de même une très désagréable impression lui glacer les sangs.
- Je…j’ai peur de comprendre, articula t-elle, raidie. Voulez-vous me faire entendre que je dois partir de ce château en vous laissant la garde de mon fils ? Si c’était là la vraie raison ne mon introduction ici, il n’est absolument pas question que je…
- Ma chère, ne soyez pas sotte. Cela ne vous sied pas. Et si vous pensez que vous vous débarrasserez des Fersen aussi aisément, détrompez-vous également. Loin de moi l’idée de vous vexer, mais je me doutais un peu de vos…inaptitudes en matière d’activités domestiques. Il est temps, je pense, de vous révéler l’exacte nature de ma requête.
Requête ? Voyant les sourires fleurirent au-dessus des ouvrages, Oscar songea qu’on ne pouvait pas tomber amoureuse d’un espion du Roi sans s’attendre à quelques excentricités de la part de sa famille. Elle était encore loin de se douter à quel point. Néanmoins elle n’était pas d’humeur à se laisser mener comme une brebis parmi les manigances de ces dames, sans attendre elle décida de prendre un semblant d’avantage.
- Ne croyez pas me surprendre : sachez que Hans m’a prévenu du caractère particulier de vos… entrevues. Si je dois signer un pacte de mon sang pour garder le secret, autant vous prévenir que j’aie pris de l’avance avec cette maudite aiguille ! Et en ce qui concerne une quelconque audience…tout ceci est absurde car je doute que ce soit possible : vous savez parfaitement que je ne suis…
- …pas mariée avec mon fils, certes. C’est bien cela que vous alliez dire, n’est-ce pas ?
Oscar sourit de mauvaise grâce, décidément prise de court.
- Ma chère Oscar, ce qu’il vous faut surtout comprendre est la nécessité de préserver l’innocence de nos grands hommes et leur goût des petits jeux guerriers. Si nous révélions qu’en réalité ce sont nous, les femmes, qui la plupart du temps menons le monde, ces pauvres âmes iraient mourir derrière un tas de foin sans demander leur reste. Leur entêtement est déjà bien assez source de complications…Depuis votre venue je vous observe, et voyez-vous, jouer les indifférentes ou les indignées à votre égard n’est que pure convention envers mon époux. Vous me plaisez ma chère enfant, mais je crois que vous l’avez déjà compris.
- Mais…j’entache le nom de votre famille par ma liaison honteuse…
- Vous voulez sans doute parler du fait que vous préférez mon fils dans votre lit plutôt que de vous pendre à son bras tel un trophée dans d’assommantes réceptions ?
- Excellence !
- L’air effarouché ne vous sied pas mieux, je dois dire. Tenez, votre très sage voisine vous a t-elle dit que son deuxième enfant est le fils du frère du Roi, le Prince Charles ? Ce n’est évidemment pas comme votre Cour française ; les courtisans reconnaissent en ma nièce la maîtresse de notre futur souverain mais…rien n’est officiel, il va sans dire. Nous en connaissons donc beaucoup concernant les bâtards.
Oscar n’en croyait pas ses oreilles, se sentant soudain très conventionnelle avec son passé de garçon. Hans connaissait-il ce visage-ci de sa mère ? Et de toutes ces dames ? Il avait parlé de surprises…la jeune femme n’était jamais vraiment certaine de toujours saisir le double sens de ses observations.
- Et vous même avez fait tourner bien des têtes…enchaînait une des baronnes au nom impossible, à l’adresse de la feld-maréchal.
- C’était il y a trois siècles, cela n’a plus aucun intérêt pour ces jeunes filles.
- Avec notre Roi, rien de moins, poursuivit comme de rien l’espiègle.
- Allons Magdalena, il ne l’était pas encore !
- On raconte qu’il vous envoyait tous les jours des fleurs, des cadeaux…si vous n’aviez pas mis un terme à cette merveilleuse passion, vous seriez Reine à présent.
- Et plus malheureuse que toutes les statues de ce sinistre palais. Dieu m’a préservé d’une telle idiotie, je Lui en rends grâce ! Trêve de ces souvenirs d’un autre temps, Oscar, puis-je compter sur votre discrétion et toute votre présente attention ?
- Bien volontiers, balbutia Oscar, passablement étourdie. Mais à propos de quoi ?
- De meurtres, ma chère. De meurtres.
****
- Psssst….
André tourna la tête, agacé. Peu probable que le terrible maître des lieux l’interpelle pour le tourmenter comme à son habitude…mais avec tous ces fous traînant ici, on ne pouvait pas être sûr. Le Général…
- Es-tu seul ?
Oscar ? Pas vraiment son genre de se cacher derrière les armures de la bibliothèque !
Ou alors le fantôme de quelque ancêtre perdant ses membres un peut partout dans le château…
Tandis qu’il se levait du petit secrétaire où s’étalait la lettre faite à Grand-Mère, un bouquet de soie rose tendre lui sauta presque littéralement dessus.
- Sofia ? Mais que diable faites-vous d….
- Shhhhhh ! Plus bas ! Ma dame de compagnie doit déjà rôder dans les couloirs à ma poursuite…j’ai prétexté un mal de dents pour m’éclipser mais cette hyène est plus fourbe que mille singes !
- Une vraie ménagerie…
- Moquez-vous ! Vous ne savez pas ce que c’est, vous, d’être maternée par cette espèce de dromadaire…Alors que je suis une femme !
André jugea prudent de dérober son sourire. Cette ravissante gamine semblait l’avoir élu comme objet exclusif de ses admirations, hormis Oscar bien sûr, et déployait des trésors d’invention pour pouvoir le rencontrer en cachette. Depuis son arrivée et son installation ici, il ne l’avait pas vue plus de trois fois. Mais il devait bien avouer qu’elle le happait d’une manière ou d’une autre par son indéfectible fronderie. Et sa charmante habitude de passer du « tu » au « vous », comme le font les enfants…Pour l’homme qu’il était ce n’était guère plus, évidemment, seulement sa propension à le palper comme on le ferait d’un animal fabuleux – ou d’un monstre à dompter – le mettait sourdement mal à l’aise. Aujourd’hui elle plantait ses doigts dans son avant-bras avec une inhabituelle excitation.
- André, il va se passer des choses terribles, c’est formidable !
- Pardon ?
- J’ai surpris une conversation fantastique tout à l’heure, derrière la porte du salon bleu ! Ma mère parlait de gens qui se font assassiner les tripes à l'air, elle parlait du Roi, il y avait du sang partout, c’était merveilleux !
- Sofia, je ne comprends un traître mot de ce que vous dites. Et vous ne devriez pas être là avec moi, si jam…
- Mais tais-toi, écoute-moi ! Il va y avoir un voyage ou je ne sais quoi, elles parlaient tellement bas que je n’entendais plus rien. Une voyage ! Je vais enfin pouvoir sortir de ce trou à rat et faire mon entrée à la Cour. Et tous ces macchabés ! Ça va être tellement excitant, il faut que vous m’aidiez à convaincre ma mère, André, vous seriez mon précepteur et…bon sang, voilà l’autre ! Je reviendrai vite ! Salut !
Et la jeune fauve de lui planter un baiser sur la joue aussi doucement qu’une gifle. Confondu, André se maudit une nouvelle fois de lui avoir appris ces expressions françaises. "Salut", "bon sang"…une aristocrate proche de la maison royale de Suède, comme précepteur il se posait là !
3.
Drottningholm, le "trou à rat" selon Sofia !
