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Chapitre 3. 

 

 

 

 

À l’aube de ce nouvel affrontement, André se sentait un appétit d’ogre.
Au sens propre comme au sens figuré. Sa belle idée marcherait-elle ? Etait-elle belle seulement, telle n’était plus la question : avec Oscar, au fond, il fallait agir et réfléchir après.

Les dernières heures ne pouvaient lui donner tort, à ne rien manger et délirer misérablement, son amie lui tournait les sangs d'inquiétude. Tenter quelque chose - la fabuleuse idée donc - ne pouvait que...bah, améliorer assurément l’ensemble, ou tout du moins alléger un peu la batterie de cuisine de Grand-Mère. Si sa stratégie échouait, Grand-Mère allait être encore ravie de se voir privée d’assiettes et de vaisselles raffinées...

Parce que là, c’était du sérieux.
Convoquant tout le charme de ses yeux verts, le forban avait si bien amadoué son ancêtre que celle-ci ne s’étonnait plus ni des extravagantes douceurs qu’il avait exigé d’elle, ni surtout de l’espèce de décorum accueillant le tout, digne rien de moins d’une majesté passant par-là incognito.
André dut admettre avoir un petit peu les mains moites d’ailleurs, portant le lourd, très lourd plateau chargé d’argenteries et de porcelaines dans lesquels des fraises à la crème se vautraient langoureusement, une pomme en feuilleté inondée de caramel fin fumait encore discrètement, accompagnée d’un chocolat chaud plus mousseux qu’un nuage et de petits gâteaux timidement croquants.
Pas question de lâcher le tout, mais il suffit qu’on en émette seulement l’image pour déjà se voir étalé dans les couloirs
Allons, du courage !


Et puis il savait bien que face à un typhon blond salement blessé, il fallait du carrément plus retord qu’un simple étalement de merveilles sous le nez, il connaissait ses réflexes si diablement bien !
Elle était capable d’y faire un carnage, ou bien de cracher dessus comme la veille...ou bien pire, mais mieux valait ne pas y penser.

Avec effroi, André jugea soudain sa stratégie d’un amateurisme confondant, il n’avait justement pas songé à trop de choses essentielles; et si elle le tuait à coup de cuillère en argent ?

Comme la veille, le silence.
Et comme la veille le sentiment angoissant que c’était trop beau pour durer.

Point de sourire forcé ni de joie engageante cette fois-ci quand il entra dans la chambre familière.
Un air agacé, extrêmement réussi il le savait car fruit d’entraînements intenses durant la nuit, devant le petit miroir de sa table de chevet.
Front barré, sourcils sévères et moue à l’avenant, là au moins tout y était.
Bien, bien, bien.
Posant son arme de dégustation massive sur une table - loin, loin du lit, pas si fou ! - il ouvrit grand les rideaux et sentit immédiatement son coeur se serrer. Pas un détail de son beau masque blasé ne se fissura, comme s’il se trouvait devant une toile de maître très quelconque, ou bien un vase un tantinet ébréché, ou une cuvette usagée enfin n’importe quoi qui ne fut pas ces yeux-là ; cernés de sombre, ouverts sur une douleur intérieure dévorante mais immédiatement attachés à lui.
Hostiles, évidemment...

- Grand-Mère est folle, laissa t-il tomber froidement en guise d’amorce.

La partie allait être serrée.
Il se planta non loin de la suppliciée, appuyée qu’elle était contre un amoncellement d’oreillers, aussi blancs que l’était son visage. Non, lui, était livide, presque gris de fatigue. Sans rien voir en apparence, il poursuivit.

- J’ai eu beau la raisonner, rien à faire. Je lui ai répété sur tous les tons que tu ne mangerais pas, que tu lancerais tout par la fenêtre ou dieu sait quoi, elle n’en fait qu’à sa tête. Elle devient sénile, pas de doute !
- Alors va-t’en...
- Impossible. Elle m’attend en bas, prête à m’occire. Si je ne reste pas ici durant au moins vingt minutes, elle va m’étriper à grand renfort d’injures et de louche, pour ça elle est encore pire que toi je t’assure. Mais bah, ce n’est pas grand-chose : contentes-toi de me tuer de tes yeux durant tout ce temps, ce ne sera pas si long...soupira t-il de manière délicieusement exaspérée, en tout point parfait.

Il venait de marquer un point, aucun doute. Oh un tout petit point, certes, juste le temps que la flamme méchante oscille légèrement sous la surprise. Et s’attarde, tout aussi brièvement, sur le plateau où des parfums absolument divins de délicatesse montaient insidieusement.

- Tout ce gâchis ! tempêta André, appétissant lui aussi de traîtrise. Regarde ça, les lingères se bousculaient à l’office pour espérer avoir quelques miettes du festin, se faisant au passage copieusement incendiées sous prétexte que cela t’était réservé, à toi, non mais je te jure ! Une vieille folle, te dis-je. Elle n’a vraiment plus toutes ses facultés. Je lui ai pourtant suffisamment dit, que c’était inutile : tu veux te laisser mourir de faim, la chose est entendue. Fort bien ! Qu’a t-on à y redire ? C’est toi le maître ici. Je l’ai patiemment expliqué à Grand-Mère, plusieurs fois, et crois-tu qu’elle en tienne compte ? Mais fais-moi confiance, je n’ai pas dit mon dernier mot !

Et sur ces pieux mensonges débités comme des balles, il se saisit du plateau et vint s’asseoir sur le lit comme si ce fut d’une vieille paillasse.

- Non mais regarde un peu ça ! De la porcelaine...des gâteaux, pfeuh mais pourquoi pas des fleurs oui, ça aurait été un peu plus ridicule ! Tu as bien raison de ne pas y toucher d’ailleurs, va, tout à l’air de baigner dans le gras...je me demande si Grand-Mère ne perd pas non plus la main, à force de boire. Et tiens, à propos de boire...ton chocolat va de toute façon finir dans un seau, cela te dérange si j’en prends une gorgée ? Non ?

Et d’autorité André froissa le bel équilibre, huma le pichet et se servit crânement une tasse qu’il dégusta avec une délectation non feinte.

- Ouch...mon dieu, pour cela elle sait toujours y faire...murmura t-il pour lui même, satisfait.

Du coin de l’oeil, il vit le piège se refermer.

Les yeux ne le fixaient plus, toujours aussi méchants mais pour une raison fort simple:  à cause d’un levier qu’André était absolument sûr de déclencher grâce à toutes ses cogitations machiavéliques.
Chez Oscar coexistait un phénoménal instinct de propriété, en plus de la détestation qu’elle avait de lui.
Il était entré avec un plateau, anonyme, il outrageait désormais SON petit domaine culinaire.

Imperturbable, il piqua une fraise dégoulinante de crème fouettée.

- Mmmh....mmmmmhhhhh bon sang, je retire ce que j’ai dit sur la sénilité de Grand-Mère ! Ch’est une merveille ! Et...aaaahhh par Saint George, ces gâteaux ! Quel parfum. Regarde un peu le feuilleté de cette pomme, c’est à se damner on dirait, mmmmmh....

Et lui, le roturier, mangea...absolument tout.
La culpabilité lui tordit le ventre - si peu, Grand-Mère s’était vraiment surpassée ! - mais il tint bon. Et s’en lécha les doigts. Ostensiblement. Enfin juste ce qu’il fallait, Oscar n’était pas une imbécile, elle était beaucoup de choses mais pas ça.

Soupirant comme un bienheureux pour jusqu’au bout tenir son rôle, il vit les mâchoires de son amie se contracter dangereusement. Il était temps de lever le camp...une bataille venait d’être menée, il avait vaincu, mais par expérience André sut qu’il devait être loin d’ici avant que ne se révèlent les représailles.
Il n’en connaissait pas encore la nature, mais assurément ce ne serait pas joli.
Ça promettait quand même d’être amusant.


****

Elle ne fut pas sûre qu’il existât de précédent, mais ce n’était pas grave.
Au besoin, elle allait en créer un.
Techniquement ce n’était pas gagné du tout d’assassiner quelqu’un avec une fraise, sauf que là il y en avait plusieurs, alors c’était jouable. Enfin peut-être.
Avec cette foutue jambe...
Amorçant un tout petit mouvement d’essai, Oscar faillit hurler à pleins poumons.
Son corps entier la faisait souffrir aujourd’hui, même avec des projets de meurtre potager sur les bras, ça ne calmait rien.
Sa victime n’avait rien perçu heureusement ; occupée qu’elle était à...

Oscar étouffa sa rage. Elle endurait mille morts et ce fumier d’André se permettait l’innommable ! Devant elle ! DEVANT ELLE !!! Sur son lit, sa table de torture, le menton dégoulinant de délicieuse crème écoeurante et clapotant comme un chien !
Il débitait des âneries, comme d’habitude et du diable si elle s’en souciait, elle n...Délicieuse ?
Elle avait pensé...délicieuse crème ?!!
Oscar crispa honteusement sa main sur son ventre réagissant au mot détestable. Je t’en foutrais, du délicieux. Des fraises...peut-être pourrait-elle les goûter un peu avant de les utiliser contre cette autre pourriture gloutonne....

JAMAIS !
HORS DE QUESTION !

Ah ça mais...il partait, ce traître, déjà ? Emportant plateau, pâtisseries, crèmes épouvantables...Et bien tant mieux, ah oui, elle n’avait PAS faim, tout était question de volonté. De mauvaise volonté.
L’impression de tomber dans un traquenard ne lui effleura même pas l’esprit, penser était même au-dessus de ses forces...elle songea vaguement à André en grosse brioche qu’elle écrasait du pied, enfin du temps où elle marchait...

Quelque chose coula de ses yeux, peut-être, peu importait cet élan d’humanité, elle détestait la terre entière.

Elle avait faim.
Atrocement.
Et mal, c’en était indescriptible.
Parfois elle jetait un coup d’oeil à ses bandages, la peur terrible de les découvrir soudain noirs, ou grouillants de choses abjectes...elle divaguait, mollement, et seule, maudissant bien sûr cette solitude sans songer qu’elle-même l’avait créée.
Elle rumina durant une éternité. Comptant les poussières dansantes parmi les rais de lumière inondant sa chambre ; comptant les battements de son coeur faible; comptant, comptant toujours...

En réalité Oscar ne patienta qu’une heure, ce qui était déjà affreusement long.
Elle avait soif.
Et fa...NON.
Juste de la mauvaise volonté, ce n’était quand même pas difficile !

Elle faillit s’étrangler de toute façon, à la vue de...: quoi, encore ?!
D’accord il n’avait plus cette grotesque gentillesse en bandoulière, mais...il faisait collection de plateaux d’argent, maintenant ?!! Encore un ! Démentiel !

- Je l’avais prédit, Grand-Mère est folle ! asséna le jeune homme de mauvaise humeur.

Cela ne lui disait rien qui vaille...il était vraiment très...bizarre. Il n’était plus gentil du tout.
Ce qui était aussi bien. Sauf que...

- A présent elle veut que je t’amène des douceurs à tout bout de champ ! Dé-ran-gée je te dis ! Tu ne veux pas manger, c’est un fait non ? Qu’a t-elle à me tourmenter à la fin, comme si je n’avais que ça à faire !

Pour Oscar, ce fut trop.

- Tu es à MON service ! cria t-elle méchamment.

Il ne parut pas du tout l’entendre.

- Je dois maintenant me casser les bras à t’apporter des charrettes de nourriture dont tu n’as que faire...fulmina t-il en se laissant tomber sur un coin de lit.

Bonté divine.
De pêches...pochées dans un sirop encore tiède semblait-il, et ornées de délicats éclats d’amandes.
Et toujours cette crème, cette horrible crème tentatrice...aérienne... onctueuse...

- ...et puis d’une exigence, c’en est insoutenable ! Il a fallut lui décrire par le menu si j’ose dire la façon dont tu aurais tout dévoré, tout à l’heure, avec force détails bien entendu. La belle affaire ! Elle en pleurait, la pauvre, croyant que “tu en avais mangé tes doigts” ! Folle, je t’assure. Et maintenant, ça...qu’est-ce que je vais bien pouvoir en faire ? Je suis repu. Ou bien...oh attends, il me vient une idée : évidemment, je vais discrètement le donner au chien du gardien et le tour est joué ! La pauvre bête aura peut-être la colique, avec toute cette crème...au moins je vais éviter l’inquisition de Grand-Mère, je lui dirai que t...
- Comment oses-tu ! hurla Oscar.

Le jeune homme offrit un regard placide, tout à ses spéculations.
- Pardon ?
- Tu...tu décides, tu ordonnes...c’est à MOI de le faire, tu es ici sous MES ordres !
- Mais...je ne vais pas te déranger avec ces questions bassement matérielles, voyons, je trouve des solutions...
- Et qui te le demande ? Qui te permet !
- Tu n’es pas en état, c’est évident.
- C’est à moi de le dire !
- Toi, toi, toi...hier tu me traites de tous les noms en prétendant ne pas vouloir toucher à quoi que ce soit, en te disant morte, et m...
- Je fais ce qui me chante, André ! Je suis le maître ici comme tu l’as fait si bien remarquer !
- Bon, très bien...et après ? Cela n’empêche pas qu’il faut donner tout ça au chien, avant d...
- Il n’en est pas question !

Son coeur battait très fort mais tant pis, elle l’avait dit. Très fort, parce que cela lui coûtait.
Vraiment beaucoup.
Mais cette envie...elle en salivait et oubliait un peu, pour un moment, cette satanée douleur.


****

De toute évidence il était d’une intelligence sidérante. Époustouflante. C’est bien simple: l’intelligence, c’était lui.
Passée la première minute d’exaltation, il fallut à André redescendre sur terre à une allure toute aussi sidérante ce qui ne fut pas sans mal pour son égo.
Vaincre Oscar, hum...c’était chanter victoire un peu vite.
Il l’avait menée où il voulait, cela était bel et bon mais maintenant il devait continuer de jouer vraiment serré.

Il n’avait eu besoin que de deux tentatives et elle mangeait, enfin tentait de manger. Pauvre capitaine...
Travestissant parfaitement ses élans de compassion, André et son plateau s’installèrent près d’elle le plus commodément possible, tous bien vite rattrapés par la réalité : elle était incapable de se débrouiller sans son aide.

Aïe.
Mauvais.
Très mauvais !

Avec une rouerie consommée il essaya bien de ne rien remarquer, continuant ses soupirs agacés contre Grand-Mère, contre le gardien et son chien et mille autres fredaines, mais du coin de l’oeil force était de constater qu’elle pouvait à peine manier la cuillère.
Il la connaissait tant...elle était d’une faiblesse extrême et jouait les matamores, cette tête de bois ! Misère.

Il n’avait pas le choix;
Continuant ses récriminations pour couvrir une éventuelle bordée d’injures, il lui prit d’autorité le délicat ustensile et cueillit un peu de pêche accompagné de crème, en ce qu’il espérait la bouchée parfaite pour faire oublier ce que le geste pouvait contenir de pitié, enfin aux yeux d’Oscar. Pour lui, c’était si naturel...

Elle devait vraiment avoir faim.
Pas d’autre explication. Fait extraordinaire, elle ouvrit la bouche, et pas pour ses fameuses...gracieusetés, non, seulement pour ce qu’il offrait.
Cette journée était décidément un vaste miracle !
Tout doux André, du calme...méfie-toi mon garçon, elle reprend juste des forces pour d’autres coups tordus, aucun doute là-dessus.

Deuxième bouchée. L’effet fut si radical qu’elle parut reprendre quelques couleurs ; difficile de ne pas sourire, ne pas se réjouir...mais au moindre faux pas il recevrait tout en pleine tête.
Avec des gestes caressants il fit glisser un autre morceau de fruit entre ses lèvres. Elle mangeait, bon sang...et lui cessait de parler.
Erreur ? Peut-être, mais ce petit triomphe méritait un peu de silence. Las...du sirop coula sur son menton la bouchée suivante, et son initiative rompit brutalement le charme ténu.

Elle recula l’oeil assassin en guise de coutelas, évidemment meurtrière : tenter de lui essuyer le visage, mais quelle idée !

Il était temps de partir, très, très vite. Lâchant prestement la serviette de lin sur le plateau il se saisit du tout, se leva, tout entier revenu dans son rôle.

- Bon et bien Grand-Mère devra se contenter de cela, après tout je n’en ai cure ! Que de tracas, vivement que tu sortes d’ici pour reprendre ta charge et cesser de te comporter en tyran, parce que là j’en ai par dessus la tête je t’assure;
- André, espèce de....

De rien du tout ma chère !
Très fier de lui André sortit avant l’orage, tout étourdi de sa propre habileté. Il en avait débité des mensonges, et cette fois pas de morsure ! Pas de...oh mais justement...

Le jeune homme s’arrêta en plein milieu du grand escalier. A trop nourrir le fauve, qu’il finit par vous manger tout cru. Evidemment...Finalement point d’intelligence sidérante pensa t-il authentiquement contrarié : s’il en sortait vivant c’est qu’elle était vraiment, vraiment affaiblie. Plus qu’elle ne le disait. Et dans une heure...oh et puis au diable. Il avait des dents pour se défendre après tout, si elle inventait une de ses fourberies et bien il trouverait une nouvelle parade.
Il en avait bien une en réserve, là, dans un recoin de sa tête...non, tout de même ce serait un peu extrême...il n’oserait pas...haussant les épaules il continua son chemin en se traitant de fou, le sourire aux lèvres.

 

 

3.

 

 

 

 

 

 



 

 

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