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Chapitre 4

 

 

 

La Glaise avait des soucis.
Une avalanche, pour tout dire.
Cela commença de manière simple : un bouton d’uniforme mal fixé, l’arme encrassée, la vareuse maculée d’une tache de sommeil de chat, le gris sale du pantalon autrefois blanc.


Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes mais son échine frémit de crainte ce matin-là, peu avant l’appel. Parce qu’il faisait froid, certes, bien davantage sous la perspective d’un regard bleu de mépris. Son manque d’intelligence le préservait d’à-peu-près tout y compris de l’indifférence hautaine de son Capitaine. Il aimait mieux son Lieutenant, foutre diantre oui, même s’il était prêt à offrir son appareil reproducteur plutôt que de le clamer. En vérité il aimait n’importe quoi qui ne fut pas la silhouette taillée en lame de couteau de ce Jarjayes, la hiérarchie qui suintait de chaque couture, le reproche accroché aux lèvres closes. Encore moins maintenant puisque sa tenue était un chapelet de reproches à elle seule ; ce n’était pas sa faute, la misère s’était un beau jour proclamée seule concubine, il fallait bien qu’il se la coltine désormais. Foutue compagne ! Elle lui collait aux fesses, léguait son odeur aigre chaque jour et lui, pauvre bougre, devait la masquer à coup de vinasse. La misère, cette chienne, l’affaiblissait : à force de dormir avec elle, un jour il s’était étalé dans la boue, méritant d'un coup son nom.

Ça avait fait rire toute la caserne. « Ben mon cochon ! » qu’on avait rugit. Fallait les voir, les autres. Tous contents de pouvoir s’en payer une tranche pour dévorer sa médiocrité, à lui. Et encore, La Glaise ça avait été le nom gentil. Cette salope de misère lui ôtait même la force de leur rentrer dans le lard quand on lui faisait des bruits d’égout en susurrant un « La Merde » comme on vous dirait des mots d’amour.
Il en avait marre.
Les manœuvres, tout ça, les boutons qui sautent, ça commençait à bien faire. La tache sur la vareuse, pareil.
Il s’encrasserait de gueuses, les dents lui tomberaient de désespoir un beau matin, puis il mourrait parmi la liesse de ses compagnons en s’étalant à nouveau. Chaque jour il rêvait de ne pas se relever.

Mais quelque chose n’alla plus dans la marche du monde de La Glaise, soudain.
Un élément s’y désossait : l’inférieur marchait devant, le supérieur en retrait avait l’air…avait l’air de ne pas vouloir y être, là, dans cette cour carrée de caserne, parmi ses hommes.
Et même, avait l’air contrarié de sa propre contrariété.
Le Capitaine et le Lieutenant venaient à eux, les soldats sagement alignés, et Jarjayes couvait Monsieur de Girodel d’une sorte de...haine.
La Glaise avait déjà surpris un regard pareil, ailleurs, le jour où sa taulière réclamait à un bougre son dû légitime. L’autre aurait voulu sortir son serin et l’égorger sur place, s’il avait encore les moyens de s’en acheter un. C’était tout identique avec ces deux-là.
Le Capitaine avait peut-être quelques loyers en retard…

- Messieurs ! interpella le Lieutenant en se plantant devant eux.

Il aimait bien ça, La Glaise, qu’on lui serve du titre à lui aussi. Il aimait bien cette voix, les yeux, tout était en place question boutons, rien à reprocher. Ce noble prenait le pas sur le mépris de l’autre, et ça aussi ça lui plaisait.

- Nous sommes au devoir d’obéir à Sa Majesté la Reine, un ordre vient de nous échoir et c’est sans attendre que nous devons partir et agir selon Ses volontés. Le commandement sera assuré par le Lieutenant de Calmey, qui prendra ses quartiers dans quelques heures. Néanmoins, il lui faudra un aide de camp  pour les manœuvres et l’organisation de la garnison : soldat Messine, un pas, au garde-à-vous !

L’information agit comme une risée sur la mer faussement tranquille du bataillon: on s’agita, discrètement, certains poussèrent même. La Glaise faillit repartir dans une bordée d’injures, c’était pas des manières. Qu’on lui foute un peu la paix, aussi ! Pas de flaque de boue à l’horizon, fallait pas non plus que…

Il mit du temps. Plus personne devant lui. La cour carrée, l’estime calme, tout lui jaillit en même temps dans la gueule.

- Soldat Messine, c’est vous qui assurerez mon rôle. Veuillez dire à vos hommes de se mettre en position d’exercice je vous prie. Puis vous passerez au carré des officiers pour prendre votre solde.

Un divorce, ça ressemblait à ça ?  L’aube qui vous fouette un peu l’âme et dissipe les odeurs aigrelettes, les trognes dans le vide qui ne voient pourtant que vous, on vous donne du « je vous prie » et la garce de Misère, elle vous claque entre les mains sans demander son reste !
La Glaise se dressa. Lança des mots d’automate, fit saluer tout son monde au départ de leurs supérieurs, attendit, cria encore.

Et ricana un bon coup.

- Ben mes cochons ! entendit-on jusque dans l’infirmerie des nouvelles recrues.


Le Vicomte, pourtant déjà à distance honorable, se retourna. Et sourit : excellent choix, assurément.

La dévotion des opprimés…celui-là n’était pas assez intelligent pour être méchant.

Victor de Girodel ne s’était pas arrêté, ne le souhaitait pas, aurait fort goûté poursuivre cette journée entière exactement comme à présent : en silence, côte-à-côte, sans jamais rien regarder, toujours tout droit. Très, très longtemps. Pour l’éternité.
La perspective d’avenir immédiat l’étreignit et battit sa tempe d’ennui, pourtant son impassibilité était en passe de devenir légendaire ; ainsi se l’était-il promis.
Il s’était contenté de régler les contraintes factuelles, la caserne, ses hommes....la véritable épreuve commençait maintenant, à marcher et feindre d’ignorer une animosité plus massive qu’un potage d’artilleur.
- Je n’approuve pas !

Les hostilités commençaient maintenant, maigre répit…
- Moi non plus, Capitaine. Je n’ai pas souhaité ce rôle, ni ma présence n…
- Je ne parlais pas de cela, Girodel ! Votre Messine et sa figure d’ivrogne, quelle belle image pour ma compagnie !
- Il boit par désœuvrement. Sa mère est alitée depuis un mois, un de ses frères qui était en pension chez des paysans a failli mourir sous les coups. Il n’a pas de fortune personnelle, il n’est pas…noble, acheva le Vicomte d’une voix acide.
- Raison de plus, et il vous remplace pourtant ! Un soudard pour votre poste, voilà qui devrait me laisser songeur.

Le profond mépris de la pique ne le surpris guère. Pas plus que l’indifférence aux banales misères de ses soldats. Faire de ce jeune homme un Don Juan, pourquoi tant de haine venant d’en haut ! L’envie de rire de la veille s’était éteinte avec la dernière chandelle, il ne pouvait nier avoir secrètement espéré un miracle durant ses heures d’insomnie. Le choisir lui comme précepteur, par quoi commencer bon sang ! Avait-on seulement idée de ce poing fermé qu’était le Capitaine de Jarjayes ?
Une muraille de prison aurait été plus aisée à attendrir.

Lorsqu’ils rejoignirent André attendant avec les chevaux, Girodel se prit à le plaindre un peu, ce compagnon d’armes.

Comment était-il humainement supportable de se dévouer à un tel caractère ! Et ce depuis des années, à ce qu’il paraissait. Encore hier et une tentative de meurtre par strangulation, cet André devait être un saint pour rester.


- Et maintenant, Oscar ? entonna André de manière faussement innocente.
- Vas-tu cesser de sourire stupidement ! Si tu crois que je ne vois pas que tu te mors les joues pour ne pas t'esclaffer comme un benêt !

La prudence lui dicta de ne pas intervenir quand ces deux-là se parlaient. Ne pas intervenir tout court, d’ailleurs. Partir, loin...

- Tu me le paierais si j’en avais le temps, continuait Oscar. Mon Lieutenant t’a peut-être sauvé la vie hier mais ce n’est que partie remise, crois-moi. A la moindre incartade je te ligote et t’abandonne dans un fossé !
- Je me demande à quoi ressemble Rose Bertin…rétorqua André à brûle-pourpoint, rompu à ce point à toutes formes de menace de mort violente qu’il n’y prenait plus garde.
- Elle est très jolie.

Ah, voilà ce que c’était que de rompre un serment ! Girodel s’était juré de se taire, et le regard bleu fondait sans attendre toutes armes dehors.
Oh et puis au diable, il n’avait que faire dans la vie des poignards rangés sous les cils épais.

- Ah ? dit André soudain intéressé.
- Elle est même ravissante, très élégante, il va sans dire.
- Vous la connaissez ?
- Oui. Enfin, de renommée. Je l’ai aperçue deux fois aux festivités royales. Une silhouette fort gracieuse et des manières réellement délicieuses.
- Quel est son âge ?

Le Vicomte sourit à l’ingénuité de la demande.

- Mon cher André sachez que jamais, jamais on ne doit s’enquérir de l’âge d’une dame du monde. Ou alors il faut appliquer une recette fort pratique : enlevez mentalement cinq ans à ce que vous lui donneriez, et encore cinq autres pour lui en faire compliment. Ainsi, toutes les aristocrates chenues qui marchent avec des cannes à Versailles s’enorgueillissent d’avoir 30 ans.

Première leçon.
Choisir André pour mieux faire passer quelques subtilités galantes était pathétique, c’était tout de même un début.

Son Capitaine fulminait, en silence...mauvais signe. Très.

- De fait les égards qu’on lui prodigue sont inhérents à l’âge qu’elle s’imagine avoir, compléta le Vicomte. Plus la dame se pense jeune et belle, moins elle supporte le plus petit manque d’admiration. Et c’est encore pire quand elle l’est vraiment, jolie. Mais je suis sûr que le Capitaine de Jarjayes connait déjà tout cela et brûle de nous en faire démonstration n’est-ce pas...n’est-il pas temps de nous mettre en route ?
- C’est vous deux qui ne cessez de jacasser comme des commères, mâchonna hargneusement Oscar en se mettant en selle.



Pas bien difficile de comprendre la source de cette rage.
La veille au soir on s’était quitté grands amis, le jeune homme doté de toutes les recommandations imaginables par le Général, c’est-à dire d’agir absolument à sa guise pour transformer son fils en quelque chose....d’étourdissant. Quinze jours. Pas un de plus. Dans deux semaines la Tsarine serait à Versailles et tout serait joué.

Carte blanche mon cher Lieutenant, et signe-la de ton sang face à l’ampleur de la tâche !
Ah certes le Capitaine allait se transformer en quelque chose...l’idée d’être un sordide alchimiste penché sur un alambic à la mixture douteuse fit sourire Girodel.
Former ce Jarjayes se résumait à le mêler à sa vie, au fond. Mis à part la caserne, son quotidien personnifiait la séduction il fallait l’admettre. Il aimait les femmes, le bel esprit, la joute brillante...Traîner à sa suite un tel chien d’arrêt gâchait cependant les joies les plus élémentaires.

Un peu plus tard, André émit un sifflement d’admiration en découvrant la façade d’une splendide demeure de la rue Saint-Honoré, juste en face des Capucins, doté d’un jardin sur son flanc gauche qui, en été, devait être éblouissant.
Une petite fontaine de pierre se distinguait parmi les ramages des buis parfaitement entretenus, égayant un peu le manque de végétation. Mars finissait, le temps était aussi maussade que les humeurs mais ce jardin était une promesse pour qui aimait la nature comme André.

Dès cette seconde, on comprit qu’une catastrophe se jouerait.
Au moment même où Oscar détailla les balcons, sa mine en disait long sur ce qui allait suivre.

- Un de vos bordels, je présume ?

Le Lieutenant la fusilla d’un regard noir - performance de ses yeux gris dont eux seuls avaient le secret ! - en se retenant très fort de ne pas jeter son supérieur à bas de sa selle.

- Madame Geoffrin est l’un des plus beaux esprits de Paris et son salon littéraire réunit les plus fins et brillants philosophes de notre temps, Capitaine ! Avisez-vous de lui manquer du moindre respect et ma lame viendra vous le rappeler. C’est une femme que je tiens en haute estime, et si je vous amène là c'est pour que vous compreniez enfin ce qu’un homme du monde, dans son terme le plus vaste, doit y venir chercher.

Oscar haussa les épaules en mâchonnant quelque injure, on ne sut vraiment jamais. Laissant leurs montures dans la cour aux bons soins du compagnon d’armes, Girodel se prit à regretter que ce dernier ne soit noble, à la place de Jarjayes. Partager avec lui quelques unes de ses passions aurait donné un cachet certain à l’ensemble. Parce que cet autre....
Sur le seuil de marbre, il jugeât bon de réitérer sa menace.

- Je compte sur vous pour ne pas me faire affront...
- Pour qui vous prenez-vous, Lieutenant ! grogna le butor dégageant nerveusement son bras de l’étau de sa main.       Souvenez-vous plutôt de qui donne les ordres, ici...
 - C’est vrai : le Général votre père, bien sûr.

Le majordome musela le flot de bile prêt à jaillir, et les introduisit tous deux dans une succession de petits salons fort animés. On entendait des rires, saupoudrés d’applaudissements de bon goût; le son d’une viole de gambe, plus loin. Un mélange invraisemblable mais discipliné de parfums : celle entêtante de la poudre de riz, fardant le teint et les perruques ; le fumet subtile de mets étalés sur de longues tables blanches derrière lesquelles officiaient les domestiques. Des vieillards, des courtisans, de jeunes beautés.

Sitôt l’arrivée des deux hommes celles-ci vinrent vers le Vicomte comme des papillons attirés par la flamme, ne rappelant que trop la scène de la veille à Versailles.
Avec grand plaisir, Girodel découvrit la mine positivement révulsée de son compagnon de se voir ainsi cerné, puis complètement rejeté du cercle de leurs admirations. Il en aurait volontiers bu de victoire si sa nature avait été plus mesquine.

Déplorant ses principes, il congédia les déceptions d’un sourire charmeur et reconquis la manche de son Capitaine pour l’emmener à sa suite.

- Vous n’allez pas recommencer !
- Taisez-vous et mettez-vous là, ordonna Girodel à voix basse en l’envoyant dans un coin, indifférent à sa mauvaise humeur affichée. Ici nous serons tranquilles un moment.
- Pour quoi faire !
- Observez cette jeune personne, là-bas.

Oscar s'exécuta de mauvais gré. L’endroit devait être une sorte de salon de musique : outre le joueur de viole de gambe, un clavecin de toute beauté occupait le coin opposé, près de larges baies. Des petits groupes d’auditeurs s’étaient formés, assis ou debout. La direction que lui indiquait Girodel concernait l’un d’entre eux : deux toutes jeunes filles en encadraient une troisième, gracieusement assise, également unies par le plaisir de l’écoute. Un très charmant tableau en vérité, par la vertu de leurs tenues rehaussées de rubans et leurs perruques immaculées soulignant le triomphe de la jeunesse.

- Oui, et alors...grogna Oscar comme devant un cheptel de brebis.
- Vous allez vous diriger vers celle du milieu, Capitaine. Vous débrouiller pour congédier les deux autres et rester seul avec elle ; puis lui demanderez de vous réserver le premier menuet, ce soir, au Bal de l’Opéra.
- Vous n’êtes pas bien ?!


Passablement agacé, le beau Lieutenant vit son comparse devenir aussi blanc qu'un suaire.

Un homme moins exercé que lui y aurait peut-être décelé de la timidité; mais, côtoyant presque quotidiennement l’animal et sa propension à affronter toutes sortes de dangers, une bien désagréable sensation lui vrilla la colonne vertébrale.
Son père voulait de lui plus...d’aisance, certes. Se pouvait-il cependant qu’il n’ait jamais fréquenté...au moment de leur fameux duel, ce petit roquet devait avoir quatorze ans, il s’en souvenait parfaitement. Donc vingt aujourd'hui, à peu de chose près. Moment où la fougue et les hormones doivent habiller presque chacune de ses pensées. Et ce petit morveux paraissait seulement découvrir qu’il existât un sexe différent du leur !
Il plissa les yeux, soupçonneux.

- Ce que je vous demande est pourtant chose naturelle...ne l’avez-vous jamais fait ?

L’aiguillon du picador sur le taureau n’aurait eu plus d’effet : le regard plus orageux que mille typhons il en bomba le torse, feignant l’aisance la plus imparfaite qui soit.
- Vous plaisantez ? Vous oubliez que je suis homme de Cour, Girodel ! Ce genre de donzelles me tombent par milliers chaque jour entre les bras !
- Et bien...allez-y...

Homme de Cour il s’en souvenait, précisément; l’absence éblouissante de “tableau de chasse” concernant Jarjayes lui saisit la conscience. Du diable si il s’en était soucié jusque là...mais aucun carnet de bal ne pouvait se vanter de le connaître, le Lieutenant en était tout à fait sûr.
Comme s'il devinait très bien la teneur de ses pensées, son Capitaine jeta tout le défi de ses yeux méchants et se lança en avant, très raide.
Vraiment curieux.
Girodel s’adossa et croisa confortablement les bras, preuve d’intenses spéculations. Observer son supérieur auprès de son père, hier, était déjà porteur de révélations peu réjouissantes mais très instructives. Nul doute que celles jouées dans l’immédiat le seraient encore plus. Et puisqu’on l’encourageait à enseigner....parfait, enseignons.

“ Bon sang, mais qu’est-ce que vous faites...”marmonna t-il bientôt pour lui-même. “Vous foncez dans ces jeunes filles comme dans des quilles ! Voilà, vous avez gagné, l’une d’elle s’enfuit déjà...Bon, vous ne hurlez pas, c’est déjà ça. Doucement. Vous semblez vraiment avoir un balai dans le fondement ma parole ! De la souplesse, de l...Par Saint-Georges, ce blanc-bec est une catastrophe, voilà que l’autre ouvre les yeux d'horreur. Qu’est-il donc en train de leur raconter, et...et bien voilà, elle s’en va aussi, bravo ! La troisième a l’air tellement traumatisé qu’elle n’ose même plus bouger, magnifique...non...mais... regarde-la au moins ! Qu’est-ce qu’il fait, à parler à la plante à côté d’elle ! Regarde-la ! Tudieu...il se penche...il a avalé un sac de puces, voilà qu’il se relève, et se penche encore, il...la petite est livide maintenant, bon sang mais elle va faire un malaise ! Jarjayes, tais-toi, mais tais-toi donc...elle...pleure ? Petite ordure tu vas voir !”

Le plus discrètement possible, Girodel se rua une nouvelle fois sur l’uniforme de son supérieur sans plus de ménagement qu’un paquet de linge.

- Mais...mais quoi maintenant !! protesta Oscar en traversant la première salle en sens inverse.

Le lieutenant n'emprunta pas la sortie, bifurqua vers l’office pour dévaler quatre à quatre un étroit escalier de service. Ils se retrouvèrent bientôt dans une ruelle borgne, à l’arrière de l’immeuble. Il se délesta de son Capitaine comme on le ferait d’une pelure de légume.

- Vous pouvez me dire ce qui s’est passé ? Cette jeune fille est en larmes, parlez !
- Dites donc, Girodel, quittez ce ton, vous êtes mon inférieur !
- Que lui avez-vous dit !
- Rien qui vous regarde. J’ai fait comme vous, je lui ai débité des fadaises ; ce n’est pas votre manière de séduire ?
- Mes conquêtes n’ont certes pas envie de se jeter par la fenêtre à la fin, non ! Alors !
- Mais je ne sais plus, vous m’agacez, là ! Je...je lui ai parlé de ses yeux je crois, de son visage...je ne sais plus et je m’en moque.
- Quoi sur ses yeux !
- Que...ah si : que leur couleur me rappelait la boue des bords de Seine dans laquelle j’ai retrouvé ce cadavre, l’autre semaine. Un maladrin que je pourchassais. Elle a eut l’air de se pâmer d’admiration pour cet acte de bravoure, voyez-vous.
- Quoi d'autre, elle mourrait d’épouvante, Capitaine !
- Je ne vois pas pourquoi...surtout que je lui faisais compliment de sa pâleur, la même que cette charogne justement. Enfin en moins verdâtre : l’eau avait déjà attaqué une partie des joues, on y voyait un bout de la mâchoire au travers. Enfin ce qu'il en restait. Je lui disais que les orbites n’étaient pas belles à voir non plus d’ailleurs, l’une était vide et....

Le poing de Girodel se crispa le long de son corps.
Il se moquait de lui. Il l’avait fait exprès.

- J’espère que vous êtes satisfait de vous, Capitaine de Jarjayes. Vous avez voulu me donner une leçon, à moi, et prendre cette pauvrette pour le faire est la plus vile des méthodes ! Vous allez immédiatement remonter et lui en demander pardon.
- Mais je me fous de vos états d’âme, Girodel...ricana t-il. Si former cette petite poupée peinturlurée aux choses de la vie vous contrarie, soyons pragmatique : autant vous mettre une perruque jaune et vous faire passer pour moi, nul doute que la Grande Catherine sera très vite ensevelie sous le déluge sucré de vos compliments.
- Montrer ainsi votre arrogance me conforte dans mes certitudes....jeta méchamment le Vicomte.
- Pardon ?
- Vous avez peur des femmes, je m’en doutais. Vous ne les avez même jamais fréquenté n'est-ce pas ?

Il la vit se dresser dans la seconde, écumante. Moment savoureux.

 

- Pourquoi ce mouvement d’humeur ? L’évidence est flagrante.
- Cessez ce jeu, Girodel ! Je ne suis pas stupide. Me provoquer est aussi ridicule que de vous croire investi d’une quelconque autorité vis-à-vis de moi. Je suis votre supérieur ! Je le reste, quelles que soient les folies de mon père. M’apprendre à charmer ces perruches qui pleurent au moindre claquement de langue : je n’ai besoin de personne, je n’ai pas besoin de vous cher petit Lieutenant ! Restez à votre place. Que les choses soient claires, je tolère cela seulement parce que mon devoir me le dicte.

Faites votre travail, ou plutôt, faites semblant. Qu’avez-vous crû ! Que je vous obéirais, moi ? Que tout à l’heure j’allais compter fleurette à cette pécore sous une pulsion de sentimentalisme humide ? Si elle s’avise de croiser de nouveau mon chemin, elle va pleurer sur autre chose qu’une petite leçon d’anatomie, je vous le dis !

Une poigne s’empara brutalement d’une autre partie de l’uniforme : le col, qu’elle cloua méthodiquement contre un mur de la ruelle.

 

- Capitaine Oscar de Jarjayes, souffla très calmement Girodel au-dessus du visage convulsé par la colère, il semble que vous n’ayez pas bien compris la situation : vous détestez les femmes, vos soldats, les inférieurs, vous me détestez moi…absolument tout ce qui n’est pas vous, soit. Vous chérissez votre Honneur, tout ce qui prend une majuscule, la Reine en particulier. Tout cela est très bien. Pourtant, cela m’indiffère souverainement. Mieux : cela m’ennuie. Toute parole qui sort de votre bouche me paraît odieuse. Vous êtes un rustre, l’antithèse de toute séduction imaginable. Vous préfèreriez me voir brûler sur un bûcher sans doute ? Mais vous avez besoin de moi. Vous regimbez, vous hurlez, seulement…par-dessus tout autre chose, vous détestez perdre. Cette seule idée vous rend vert de rage. La face, un duel, votre rang, vous ne cédez quoi que se soit. Jamais.

Malgré toute cette pitoyable démonstration à l’instant, dès cette seconde JE suis votre professeur.

Et vous allez faire très exactement tout ce que je vous dis.

 

"Le diable est aussi de l'aventure", songea Oscar d'un air maussade, voyant s'épanouir le sourire du Lieutenant.

 

4.

 


 

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