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Chapitre 3.

Révélations

 

 

 

Durant exactement trente quatre secondes, Monsieur de Girodel se permit l’orgueil le plus absolu.

 

Dérisoire pour certains, cette fulgurance lui parut énorme car il l’attendait depuis plus de dix ans.
Trente quatre secondes, le temps pour le soldat de garde de mener le Colonel de Jarjayes jusqu’à lui.
Elle venait ! Et ce sans attendre les aurores du lendemain ! Malgré la journée certainement éprouvante qu’elle avait eue, elle venait donc le voir, lui, accourant à son appel comme s’il fut soudain la personne la plus importante de sa vie.
Debout devant une des fenêtres dominant la cour carrée du Château de Versailles, Girodel rit à cette dernière pensée. L’orgueil passe encore mais la vanité, tout de même !

Croire qu’il puisse un jour occuper cette place… c’était vraiment du plus haut comique !

Oscar, amoureuse de lui ! Penser un instant que cette icône charnelle nimbée d’or et d’azur abaissât ses yeux vers lui. Quelle mésalliance en vérité : lui, Comte alors qu’elle…souveraine, divine.
Décidément, avec les années il était passé maître dans l’art de se moquer de soi, c’était même devenu un réflexe, son seul luxe en quelque sorte. Une façon comme une autre de panser avec classe la blessure d’amour-propre reçue jadis lors d’un duel mémorable, devenue depuis blessure d’amour. Mais allons ! L’heure n’était plus aux souvenirs absurdes se secoua t-il, entendant résonner le pas conquérant et la porte s’ouvrir.


- Colonel ! Mon Dieu mais quelle surprise ! C’est me faire réellement trop d’honneur que d’être venu si vite, et il alla au devant d’elle, main tendue.

Malgré l’extrême déférence de la formule, il n’y avait aucune flagornerie dans ce ton froid et posé, à l’image de la calme autorité que dégageait sa physionomie.
C’est d’ailleurs ce qu’Oscar appréciait habituellement chez lui, et particulièrement aujourd’hui où ses manières toutes de sobriété tranquille lui parurent atteindre des sommets d’élégance après sa récente conversation avec André.
Pendant le court trajet séparant l’hôtel particulier familial des quartiers des officiers, la jeune femme croyait avoir totalement retrouvé son calme, mais à la vue de la tenue civile couleur feuille morte de son Lieutenant, elle sentit de nouveau la moutarde lui monter au nez.
Et décida d’attaquer sans attendre, alors même qu’elle échangeait une solide poignée de main.

- Comte, pardonnez cette arrivée impromptue en effet, qui n’est pas seulement due à l’urgence de votre message. Je voudrais avant toute chose vous présenter mes plus vives, mes plus sincères excuses pour ce qui s’est passé ce matin !

 

Girodel attendit que le soldat referme la porte et s’éloigne avant de demander, stupéfait.
- Des excuses ? Mais…je ne comprends pas, pourquoi des excuses…
- Pour la conduite inqualifiable d’André, voilà pourquoi !  Et sans même s’en rendre compte elle reprit sa marche agitée. Il a usé d’un ton, a tenu des propos, enfin s’est permis…s’embrouilla t-elle, ne sachant plus comment s’y prendre ni quoi dire. Il est devenu fou, c’est la seule explication !! s’énerva t-elle, reportant son regard flamboyant sur Girodel qui regardait d’un œil passablement surpris ce tourbillon balayer la pièce.
- Fou n’est certes pas le terme approprié…fut tout ce qu’il trouva à dire.
- Ah non ? Parce que vous trouvez son attitude des plus normales peut-être ?
- Et bien…c'est-à-dire, compte tenu des circonstances, il me semble oui.


La stupeur changea de camp. Brusquement figée dans l’incompréhension la plus totale, Oscar regarda son Lieutenant comme s’il fut devenu fou lui aussi. Elle était venue chercher un peu de tranquillité d’esprit auprès de cet homme froid et cartésien, et trouvait au contraire une incohérence de discours plus vaste que les jardins de Le Nôtre !


- Les circonstances ? Mais quelles circonstances, bon sang !! Etes-vous en train de me dire que vous savez pourquoi André agit de la sorte ?
De son côté, Girodel commençait aussi à douter des capacités mentales de son supérieur. Le malentendu menaçait de s’éterniser…Et il comprit. Se pouvait-il qu’elle ignorât…
- Vous voulez dire que…vous ne savez pas…

Mais bien sûr ! En un éclair l’explication se fit jour dans son esprit. Evidemment ! C’était d’une logique ! Comment aurait-elle su d’ailleurs, qui aurait pu lui dire ? Son père ? Il voyait mal le Général de Jarjayes amener la conversation sur le délicat sujet des amitiés masculines disons…un peu particulières !

- Bon, Girodel, nous sommes entre militaires non ?! Si vous savez quelque chose, je vous invite à me le dire sur le champ !

Inviter, quel terme choisi pour ce qui était un ordre en réalité. Le Comte n’était pas dupe et il connaissait suffisamment la jeune femme pour savoir qu’elle n’en démordrait pas. Bon. D’accord. Il fallait maintenant trouver les mots…

- Vous devriez peut-être vous asseoir…invita t-il, essayant de gagner du temps. Et soupira : décidément Oscar, que ne ferais-je pour vous… Il prit place derrière son bureau.

- Et bien voilà…commença t-il d’un ton docte et un peu emphatique. Vous n’êtes pas sans savoir que l’Humanité
est riche de diversité Colonel, même si on peut dire qu’Elle se divise essentiellement en deux catégories : hommes et femmes, n’est-ce pas ?

Fabuleux. A présent elle le considérait comme s’il avait définitivement perdu la raison. Ce qui de toute façon allait être le cas si elle continuait à le fixer avec autant d’intensité.
- Toujours est-il que, parfois, la Nature aime à brouiller les cartes et nous jouer quelques bons tours dont Elle a le secret. Ce qui est parfaitement illustré par l’expression : « il faut de tout pour faire un monde ».

- Heu…Comte ? Je ne vois pas bien où vous voulez en venir, là…

Oui. Lui non plus. En fait il disait n’importe quoi. Mais c’était sa faute aussi !
Elle était là, assise en face de lui, avec ses grands yeux lumineux à faire tomber une à une toutes les étoiles du ciel, le regardant comme jamais elle ne l’avait fait ! En plus, son teint si particulier, habituellement si pâle, était tout rose de contrariété et de colère, s’harmonisait à cet instant avec sa blondeur flamboyante et…et son Colonel était ravissante, voilà !!! Encore plus que d’habitude.
Allez donc dans ces conditions expliquer les mystères de la Création sans vous prendre les pieds dans le tapis… Et il fallait continuer par-dessus le marché, et consommer le désastre jusqu’au bout ! Mais il décida néanmoins de sauter le chapitre des abeilles et des oiseaux. Il ne fallait quand même pas exagérer.

- Oui…Bon, ce que j’essaie de vous dire c’est que certains hommes naissent avec des…heu…avec une sensibilité toute féminine, sensibilité qui les poussent de ce fait à préférer certaines occupations disons…peu viriles et...
- COMMENT ?!! »


Elle s’était levée d’un bond, manquant de peu renverser sa chaise. "Vous êtes en train de me dire, d’insinuer…que André serait, pourrait être…Impossible ! Grotesque ! Ridicule !"
Et voilà. A présent elle était tout à fait furieuse. Mais au moins elle avait compris, c’était déjà ça.

- Tout porte à le croire pourtant…observa t-il doucement sans la quitter des yeux tandis qu’elle arpentait la pièce.

Elle fulminait, jetant un regard effaré sur cette improbable évidence, sans plus faire attention à ce qui l’entourait.
- Impossible ! Impossible ! disait-elle comme pour elle-même. Nous avons été élevé ensemble ! Si cela était vrai j’aurais dû voir, j’aurais …Elle revint vers lui, ne parvenant ni à se calmer ni à admettre ce qu’elle venait d’entendre. Enfin dites moi, vous, Girodel ! Vous qui connaissez André, concevez qu’il est impossible que du jour au lendemain il…il se transforme en…

Elle n’arrivait même pas à prononcer le mot. Il soupira encore : il y avait du chemin avant qu’elle ne comprenne vraiment !

Il reprit, patient.

- Colonel, comme je vous l’ai dit, ces hommes naissent ainsi, ils ne se transforment pas comme vous dites. C’est comme cela, voilà tout, et ce n’est en rien l’abomination que nous décrit l’Eglise. Simplement, un beau jour, lassés de devoir jouer la comédie qu’imposent les conventions sociales ils laissent tomber le masque, si j’ose dire. Pour exprimer enfin leur véritable nature, et qui n’est pas toujours aussi…décorative que celle d’André. Tenez, je vais vous confier un secret car je connais votre discrétion légendaire. Vous connaissez le Maréchal de Beaumont la Tour, affecté aux affaires maritimes de la Rochelle ?

 

Elle ouvrit des yeux encore plus stupéfaits.
- Vous…vous voulez dire que… lui aussi ?!! Mais c’est le parfait croisement d’un canon prussien et d’une armoire normande !!
Il apprécia l’image.
- Précisément, » acquiesça t-il, souriant, et pourtant il préfère les garçons…


Incrédule, elle se laissa tomber sur sa chaise plus qu’elle ne s’assit et plissa bientôt les yeux en l’examinant d’une drôle d’expression.
- Vous avez l’air très au courant de toutes ces choses, seriez vous…également…
Cette fois il ne put empêcher sa franche hilarité d’éclater. Encore sous le choc pour un bon moment, elle allait voir tous les hommes d’un autre œil ces prochains jours !
- Non, non ! Pour ma part j’aime les femmes, je vous assure ! Je suis même très épris de l’une d’entre elles si vous voulez tout savoir.

Non. Elle ne voulait pas. Comme le prouva sa confusion clairement affichée.
Le serait-elle davantage s’il avait ajouté que cette femme se tenait en ce moment face à lui ? Il ne dit plus mot afin de la laisser se reprendre un peu mais savoura un moment cette réjouissante perspective : se lever soudain et crier « mon Colonel, je vous aime ! ».
Très décoratif, ça aussi !

- Bien ! Peut-être pourrions-nous passer au sujet qui nous intéresse, ce pourquoi je vous ai fait appeler, enchaîna t-il avant que la tentation ne devienne trop grande. Il tira un dossier devant lui et se concentra sur les feuillets qu’il contenait.  Comme je l’ai dit, il s’agit d’une affaire délicate. Voici : depuis dix jours, un homme se faisant appeler le Masque Noir tient en échec les forces de police par une série de vols d’une audace peu commune. Songez donc : les victimes ne s’absentent que quelques heures à peine et retrouvent invariablement leurs coffres délestés de tous bijoux et autres objets de valeur, sans qu’aucuns domestiques n’aient vu ni entendu quoi que ce soit.
Pour le moment cinq hôtels particuliers ont déjà été visités mais tout porte à croire que la liste ne va cesser de s’allonger, à une cadence grandissante même, tant ce maraud semble éprouver un malin plaisir à narguer la police.
- Mais en quoi cela nous concerne, nous, militaires. Cette affaire est du ressort du Préfet de Police, justement, intervint Oscar.

Girodel n’était pas peu fier. Après sa confusion charmante, elle offrait son attention hautement intriguée et intéressée. Journée faste, décidément.

- Vous auriez raison Colonel si ce n’était l’identité des victimes. Les courtisans les plus en vue à la Cour, rien de moins, tous défenseurs acharnés de la cause royaliste et dévoués à Sa Majesté. Et c’est précisément pourquoi le Préfet s’arrache les cheveux depuis deux semaines. Une rumeur de plus en plus assourdissante prétend que le voleur agirait sur ordre du cousin du Roi, le Duc d’Orléans, qui comme vous le savez ne cache plus ses aspirations libérales ni son soutien aux opposants. On murmure également que le voleur pourrait même appartenir à la noblesse et être parfaitement introduit à la Cour. Car tous les cambriolage ont été perpétrés de manière identique : dans un périmètre très restreint autour du Château, uniquement les soirs de réceptions, dans des lieux vidés de leurs occupants qui comme par hasard font acte de présence à Versailles. La tactique de ce voleur serait donc d’une redoutable efficacité : il se mêle aux invités, s’éclipse habilement au beau milieu des réjouissance et revient tranquillement quelques heures plus tard, son forfait accompli. Insoupçonnable. Pour le moment ce dossier est confidentiel mais si les vols continuent de se multiplier, nul doute que l’élan populaire sera considérable. Depuis l’Affaire du Collier, l’image de la royauté est désastreuse, aussi il est à craindre que ce bandit va très vite devenir un héros auprès du peuple. Car à travers ses courtisans, c’est bien du Roi dont il se moque. »

Oscar hocha la tête.
- Je comprends mieux à présent. Il s’agirait pour nous d’assurer une surveillance discrète dans et autour du Palais, afin de démasquer rapidement cette canaille.
- Exactement » confirma Girodel qui se leva. Voici le dossier Colonel, vous pourrez l’examiner plus à votre convenance. Je me doute que votre journée a été difficile et que vous serez heureux de prendre quelque repos.

 

Elle lui jeta un rapide coup d’œil tandis qu’elle se levait à son tour, ayant parfaitement compris l’allusion aux révélations concernant son ami.
- Je…Comte ? Puis-je vous demander la plus absolue discrétion sur ce qui a été dit ce soir ?
- Il va sans dire Colonel, s’inclina t-il, d’une voix qu’il s’efforça de rendre neutre alors que son cœur dansait de joie face à cette nouvelle marque de confiance. Impassible, il la raccompagna, allait ouvrir la porte.

- Comte…

Surpris par le ton insistant il se retourna. Main tendue, elle le regardait bien droit, de ce regard flamboyant et fier qui la caractérisait.
- Je vous remercie infiniment, Monsieur. J’ai toujours su que je pouvais compter sur vous.

Allons bon…elle lui souriait à présent. La chose était désormais certaine : il lui faudrait bien encore dix autres années pour se remettre de cette conversation. Et à cause de l’ombre envoûtante sur ces si jolies lèvres il s’entendit demander :


- Heu…Colonel, puis-je vous poser une question. Aimez-vous le parme ?

 

3.

 

 

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