Chapitre 5.
“La nuit porte conseil”...
- Encore faudrait-il pouvoir dormir, grommela André entre ses dents, passant ses nerfs sur les harnais des chevaux.
Les dictons sont des traîtres, il l’avait toujours su. Ou bien la sagesse populaire ne pouvait s’appliquer au cas si particulier du Capitaine de Jarjayes...ce qui était l’évidence même.
Outre le manque de sommeil, une profonde contrariété tourmentait le jeune homme et s’acharner sur son travail quotidien lui paraissait de prime abord une excellente solution.
Las, rien n’était pire, pourtant, que cette aube prometteuse.
Le domaine respirait la quiétude, si loin des affres de la vie de Cour et de ses perfidies qu’il s’était souvent demandé comment Oscar pouvait quitter pareil éden. À la place contraintes, devoirs, dangers...Sa nature de guerrière, sans doute.
- Et voilà, encore !
On l’aurait pris pour un fou, à parler tout seul dans cette grange; d’autant qu’il assortit la sentence d’un coup de pied dans un seau de passage. Hier encore il aurait songé “guerrier”, sans même y attacher la moindre importance. C’était depuis toujours une telle évidence !
Bon sang, Oscar était une femme...Il l’avait toujours su sans jamais s’en rendre compte, et la nuit ne lui avait rien apporté du tout malgré les dictons. Consternation, voilà tout ce que cette foutue insomnie lui léguait, bien avancé avec ça.
Oscar-homme-blessée, était une entité qu’il se plaisait à affronter. Enfin durant ces dernières heures. Mais Oscar-femme-blessée...là c’était un gigantesque caillou lui triturant la conscience. Il s’en voulait, bien plus, sans savoir de quoi. Et ce flou artistique ne lui convenait vraiment pas, juste pressé de fuir le bourbier émotionnel que sa fatigue attisait.
Mais pourquoi avait-il posé la main sur elle, là était la question !
Involontaire caresse, et par là-même diablement inoubliable. Dérangeante. Intrigante...
Quoi ? Mais non ! Enfin ! Elle avait une poitrine, bien, logique vue sa condition , jolie certainement, et après ? Pas de quoi en f...
- Je deviens complètement idiot, conclut André en plongeant ses mains dans l’abreuvoir.
Il allongea le pas vers la bâtisse, tout dégoulinant d’eau et d’incertitudes. La morsure humide ne lui causait aucun réconfort, et il savait bien pourquoi : dans une heure, il devrait y retourner. Le jeune homme jeta un regard inquiet aux volets clos de l’étage, et la consternation se mua en désarroi. Ce dont il avait envie ? C’était désespérément simple, au fond. Le désir d’être avec elle se décuplait, sournois, foutrement insistant. Option extrêmement dangereuse pour tout dire, car il fut sûr le temps d’une fulgurance, qu’elle allait le trucider à la moindre manifestation d’attention trop appuyée. Au premier élan de...tendresse, pour dire vrai. Voilà, il l’avait lâché, ce mot honteux. Finalement c’était les auges de grange qui portent conseil, de là sortent les vérités oubliées : il souhaitait être tendre.
Oscar allait lui démonter la tête.
Grand-Mère s’activait déjà dans les cuisines, cela avait quelque chose de rassurant; les bruits familiers s’y lovaient comme des gros chats paresseux. Même le père absent avait sa place. Les meubles, les tableaux, chaque bibelot parlaient de la rigueur morale du Général de Jarjayes.
Le docteur avait été bien avisé de l’empêcher de lui écrire, quelles foudres Oscar aurait-elle dû subir encore ? Alors que ces pièces devraient raisonner de musique, de rires, de jeunes gens occupés à faire leur cour à si belle...
André secoua la tête, en proie une nouvelle fois à d’étranges visions. Oscar leur aurait botté le cul à ces marauds, voilà la seule réalité ! Et découpés en rondelles pour les chiens...
- Alors, je lui prépare quoi ce matin !
Le bon sens de Grand-Mère remit son cerveau en marche, c’est-à-dire face à l’immensité de ses contradictions internes.
- Je suis malade, je n’irai pas la voir aujourd’hui...grommela t-il au passage.
Et il fila dans ses quartiers. Pas vraiment glorieux, ni très pratique pour la tendresse, mais tout cela allait mal finir. Pas de doute.
Le lendemain il prétexta un mal de crâne épouvantable. Le surlendemain, une indigestion. Une écharde infectée, un coup de genou dans une porte, chaque jour apportait son lot d’excuses fallacieuses. Non qu’il craignait Oscar, c’était bien pire, et lamentable : c’était contre lui-même que se tournait toute sa méfiance. Au bout d’une semaine cependant, les remords étaient devenus si envahissants qu’André se sentit à l’étroit entre quatre murs. Eh bien, qu’elle le tue donc sur place si cela lui chantait, il avait bien trop envie de la revoir...
Le docteur ne passait plus que de temps en temps, apprit-il de Grand-Mère. L’homme de science avait cessé d’être optimiste, secouant la tête d’un air résigné à chacune de ses visites.
- Elle ne va pas bien, assena Grand-Mère, poings sur les hanches.
- Comment ça ?
- Et qu’en sais-je, moi ! Je ne suis qu’une vieille femme, je peux la nourrir mais qu’est-ce que j’y connais à ce qui se passe dans sa tête !
- Elle ne mange plus ?
- Oh si, pour ça ! Seulement elle est...triste, voilà.
- Triste ?
- Eh oui, triste, elle est en colère mais elle est triste, que veux-tu que je te dise ! Elle ne fait pas d’efforts, elle dit que si elle ne remarche pas elle se tuera. Qu’est-ce que je peux répondre à ça ? Et elle ne sent plus sa jambe.
- Quoi ? Mais pourquoi ne m’as-tu rien dit !
- Tu étais malade, il parait...
Touché. Se regarder souffrir du nombril alors qu’elle avait besoin de soins constants, le voilà beau l’ami fidèle !
Les remords remontèrent en bile amère dans sa gorge. Et éclaircirent d’un coup sa vision : il devait la remettre sur pied, et après seulement elle le truciderait à sa guise. Lui, n’avait pas d’importance. Son Oscar ne pouvait croupir ainsi dans l’indifférence générale.
Sans même prêter attention au pronom possessif il se rua à l’étage, bien décidé à régler cette affaire sans l’assistance de pilons de poulets.
****
- Je t’en foutrais des champignons ! hurla Oscar à la porte close
Quel butor ! Palefrenier de malheur ! Esclave !
- Et ne t’avise plus de reparaître devant moi ! Jamais !
Cette fois le silence. Bien. Très bien ! L’ennui maintenant ? Ah ça, tout valait mieux que ce garçon sorti des enfers, qui ne savait même pas se servir de ses mains autrement que pour assassiner des aliments sur les gens ! L’imbécile...
La douleur suivit, elle était là tout ce temps en vérité, muselée par la colère et les chapelets d’injures, la frustration, quantité de choses informulées.
Oscar cria, furieuse. Blême.
Grand-Mère surgit bientôt et elle en fut contente, une part de son cerveau ensevelit le trop plein de hargne avec une certaine reconnaissance. En réalité, Oscar se haïssait, tout du moins ce qu’elle devenait. Face à elle-même elle perdait, trop souvent, comme un gruau épais encrassant ses réflexes. Elle ne savait plus que jurer, se débattre, couler enfin vers des fonds peu engageants.
Mais repue, quand même.
Le lendemain de ce grandiose affreux festin, Oscar arma ses poings dans le secret de ses draps propres. Ah, tu vas voir...Viens donc avec tes gigots fumants, je vais te recevoir, moi, comme tu le mérites ! Le surlendemain ce furent ses yeux qui fusillèrent la porte de sa chambre. Une moue assassine, le menton batailleur, arrogante, revêche, tout y passa pour l’affrontement.
Et tout cela, en vain.
Une semaine, sans que le pas familier soit là pour assouvir ses assauts de rage pure. Une semaine, c’est bien long lorsqu’on enrage à chaque seconde
Trop fière pour rien demander Oscar imagina mille supplices, dès l’instant où les mèches brunes pointeraient dans l’embrasure. Puis cent répliques, tombant à plat à mesure que Grand-Mère scandait les heures. Dix vengeances enfin, et un regret, unique...
Elle ne desserra plus les lèvres.
Comment avait-il osé la prendre aux mots ? Inconsciente de ses contradictions, elle dormit mal. Tout la fuyait. La faim, ce qui était somme toute un peu réconfortant; la colère, ce qui était préoccupant. Et l’envie, l’envie de tenir à bout de bras cette écorce qui la protégeait du reste du monde. L’envie de vaincre, toujours. Des pans entiers s’en échappait. Elle n’était plus qu’un jeune arbre se putréfiant en silence.
A tel point qu’elle n’eut pas les réflexes, aucun de ceux qu’il fallait. Juste un regard fatigué et hostile comme on jetterait précipitamment une toile sur un meuble, pour en masquer la misère.
En un instant, il fut là.
De nouveau.
Un matin dont elle ne savait même pas le nom il se tenait debout à la regarder, aussi muet qu’elle pouvait l’être. Le souvenir flou d’une peau hâlée la tint droite, tendue vers le seul but valable : ne rien laisser paraître.
- Qui t’a permis d’entrer...
Ça n’allait plus. Un filet de voix, encore méchante, c’était toujours ça ; mais la rage, où donc avait-elle filé ! Il se contentait juste de l’observer et cela paraissant épouvantablement bruyant. Sinon comment expliquer les battements effrénés de son coeur ? Peut-être à cause de la voix posée ; elle en avait presque oublié la musique.
- Tu as meilleure mine. Je souhaitais m’excuser, Oscar.
- Je n’en ai que faire de tes excuses. Va-t’en immédiatement.
- Non.
Un tout petit sursaut de joie invisible maintenant, ça n’allait vraiment plus du tout !
- Ce n’était pas une demande, c’est un...
- ...ordre ? Et bien voici les miens : tu vas guérir et redevenir celle que tu es. Sans plus te complaire dans des idées absurdes.
- Qu...
La bouche d’Oscar battit l’air, moins sous les paroles que par la sûreté du ton qui y claquait comme une gifle.
- Et tu vas me faire le plaisir de bouger cette maudite jambe. Tes jérémiades sont ridicules.
C’était si cruel, par contre, que le jeune fille voulut reprendre la batterie lourde de ses habitudes. A peine avait-elle formulé si pieuse intention qu’André avançait, un peu méchant lui aussi, rejetant et la couverture et ses protestations horrifiées.
- Qu’est-ce que tu f...Bordel de nom de Dieu, lâche-moi !! Si tu oses encore m...Foutrecul ! André !!
Non seulement il osait mais il la saisit sans hésitation, cloisonnant ses cris de douleurs et de haine entre ses bras. Accrochée là ou elle pouvait, c’est-à-dire à ses épaules, Oscar eut l’impression d’être emportée par une armée en marche à travers les couloirs puis le grand hall. Lui tirer les cheveux peut-être ? Assurer son équilibre tenait déjà lieu d’exploit, une manoeuvre sournoise était envisageable dans une autre vie seulement.
Un éclair douloureux la crucifia soudain, atomisant ses projets capillaires.
La lumière. La lumière du soleil levant...
D’instinct elle s’en protégea dans le seul abri à sa disposition. Et y resta, de longues, très longues secondes. Avant que tout se calme, hormis la douleur et son coeur désordonné.
Une respiration, rapide mais profonde comme un océan, la mouvait toute entière. Et les parfums ne lui évoquèrent pas les plages de son enfance, non, juste la certitude qu’une volonté supérieure à la sienne se tenait là, prête à s’offrir.
Elle osa un regard, incertaine.
Le col de chemise lui effleura le nez, elle s’en dégagea pour rencontrer l’épaisseur d’une chevelure qui n’aurait guère souffert de quelques poignées en moins. Curieuse, Oscar songea qu’elle n’en avait plus très envie. Le tracé d’une mâchoire en mouvement la fascinait.
- Voilà le seul terrain de jeu qui soit à ta mesure, Oscar. Pas cette chambre obscure. Regarde donc le monde, Oscar. Regarde cette nature et dis-moi que tu as envie de mourir !
Il la tenait étroite, debout tous les deux sur le perron, face à ce triomphe de verdure intimidante.
Sa voix était ferme, cela vous brûlait. Peut-être parce qu’il n’espérait aucune vraie réponse, pas plus que de réaction, d’ailleurs il...
- Attends.
Les mains d’Oscar s’étaient crispées, stoppant net le mouvement de son ami.
Elle jeta un oeil fâché mais résolu vers le parc, écouta l’éveil des oiseaux et des insectes besogneux, le hennissement des chevaux, plus loin. Sa jambe pulsait de sang, mais cela devenait accessoire.
Elle se sentit l’âme sale sous le bleu du ciel.
- Porte-moi jusqu’à la balustrade, là-bas....murmura t-elle finalement. Puis, se mordant la lèvre : s’il te plaît...ajouta t-elle.
A sa profonde surprise, il ne dit rien. Il paraissait si loin d’elle ! Sans un regard, sans une once de reproche il obéissait, tout paraissait détaché d’une quelconque réalité. André était différent. Ou bien les émotions agissaient trop fort. Elle regarda un moment la pente douce menant vers le point d’eau, le saule pleureur en contrebas. Et reposa sa joue contre le tissu vivant et chaud.
- Je suis fatiguée, exhala t-elle d’un ton désabusé, avant de se laisser emporter comme une enfant.
****
Ça n’avait pas de sens, tout cela.
“Cela”, ce poids léger, dans sa poitrine. Cette espèce d’euphorie très légère qui palpitait, tandis qu’il la regardait dormir. Véritablement épuisée, presque pour la première fois de sa vie aurait-il pu dire. Aucun mot n’avait été échangé lorsqu’il l’avait ramenée à sa chambre, puis recouchée, ensuite. Elle ne l’avait pas regardé. Et n’avait pas plus protesté lorsque, prenant place dans le fauteuil jouxtant le lit, il lui fit la lecture comme la plus naturelle des choses.
Aurait-elle été sourde, que cela n’aurait fait aucune différence. Mais point de protestation, non...
Sa jambe était raide, elle ne l’avait pas pliée tout à l’heure. Etait-ce une belle et bonne chose ? Ou fallait-il prévenir le docteur...L’euphorie se mua en agacement. Pour une raison inexplicable il ne voulait aucun témoin, aucune intrusion à ce “non-sens” là : Oscar était sa malade, un point c’est tout. Elle était son amie.
André s’assoupit en ayant l’impression d’avoir proféré un mensonge.
Les fauteuils sont pires que les auges de granges : on s’y casse le cou et aucune vérité n’en sort jamais. Pourtant, le jeune homme aurait dévoré un boeuf quelques heures plus tard. Elle dormait toujours mais il supposa qu’elle penserait de même.
Le soleil était haut, midi était passé depuis longtemps. Qu’aimerait-elle, quelque chose de doux ou bien de frais, peut-être ? Le plaisir de résoudre ces tracas, si banals, le grisa encore. Insensé, vraiment ! Tout geste paraissait investi d’une symbolique mystérieuse et nouvelle, ce manque de rationalité avait tout de même de quoi vous déstabiliser un peu.
André s’y prit à deux fois pour beurrer un fond de tarte, Grand-Mère en renfort, heureusement.
Il n’avait qu’une idée en tête pour dire vrai, et le reste perdait toute saveur.
Oscar, pour sa part, eut l’air d’apprécier grandement celles qu’il lui présenta...
C’est à dire qu’elle fronça les sourcils et plissa les lèvres.
Mais rien, toujours, pas de parole. Comme si la source de lave incandescente s’était soudain tarie pour un temps indéterminé.
- Tu as faim ?
Elle hocha la tête, observant le melon d’eau et le jambon de pays, le pain frais beurré et cette fameuse tarte aux prunes encore tiède qu’il avait bien faillit laisser brûler. Grâce à son aïeule elle était parfaite, aérienne, sucrée de soleil.
- Tu as mal ?
Nouveau hochement de tête. Et pas un regard, mais il devina ses larmes contenues.
- Tu veux que je t’aide ?
Elles vinrent peu après, en silence, tandis qu’il crochetait des morceaux de pulpe verte pour les mettre entre ses doigts tremblants.
Il aurait bien aimé envoyer encore toute cette nourriture en l’air pour la tenir dans ses bras, mais il ne savait comment elle prendrait la chose. Bon sang, qu’il était difficile d’ignorer ses joues inondées ! Une Oscar nouvelle, ça vous remuait encore plus que tout...
- Tu veux que je parte ?
Son coeur se serra : elle allait répondre “oui”, évidemment, et...non.
Non ?
Il laissa échapper un morceau, la menace d’un carnage culinaire plana un moment...et s’évapora tout aussi naturellement que toutes les tensions de cette étrange journée.
Tout juste si il eut l’impression que les joues rosissaient légèrement sous la pression de sa main, revenue contre la sienne.
5.