Chapitre 6.
Il vit ses jointures blanchirent sous l’intensité de l’effort.
- Je n’y arrive pas ! cria désespérément Oscar.
- Un peu de patience.
- C’est la trentième fois que tu le dis, et ça ne sert à rien !
- Tu exagères...allons, essaie encore une fois...
- Non ! Tu vois bien que c’est inutile !
- Allez...
Oscar rabattit le drap d’un geste sec sur sa jambe inerte.
- Et bien, il faut juste que je me fasse à l’idée de ne plus pouvoir m’en servir, c’est tout.
Sa voix tremblait mais elle croisa les bras, toute à son rôle savant de détachement entêté. Et pas question qu’elle les laisse échapper, ces larmes brûlantes, ah ça jamais ; elle détourna son visage de lui.
- Ce n’est que le début, ne te décourage pas, dit André toujours aussi calme.
- Tu t’époumones pour rien !
- Et toi tu te résignes bien vite.
Elle darda un regard trop brillant sur sa silhouette à demi-penchée.
- Que veux-tu que je fasse de plus, ma jambe ne réagit pas André, pas même un orteil !
- Tu dois continuer d’essayer. Ce n’est que le début, il faut du temps, voilà tout.
Cette satanée capitaine renifla une larme absente et ce simple bruit le chavira. Comme le lui montrer paraissait la dernière idée à avoir, il opta pour un délicieux compromis.
- Laissons cela. Viens donc profiter du soleil, la journée promet d’être magnifique.
Ils étaient à Arras depuis deux jours, déjà.
Cela avait été toute une histoire, ce voyage. Après son coup d’éclat, quand il l’avait porté au-dehors pour lui montrer sa propre lâcheté, elle s’était murée dans le silence durant de longues heures. Elle se laissa aider le jour suivant mais n’avait plus dit mot. Et puis le désir de revoir Jarjayes, le domaine de son enfance, soudain lui était venu.
Il n’aimait pas beaucoup cela, ni ses découragements suivis de fausses résignations, comme maintenant. Le Docteur Lassonne, lui, avait approuvé des deux mains : l’air sain du large ne pouvait que lui faire du bien, et elle était assez forte pour supporter le voyage. Le jeune homme lui y voyait autre chose, une mélancolie peut-être, un renoncement.
Quoi qu’il en soit il s’était tu, bien décidé à contrer le moindre relâchement. Jouer les cailloux dans les semelles était décidément une vocation, chez lui.
Un rien de méfiance assécha l’azur de ses yeux, tandis qu’elle le fixait. Se laisser prendre et emporter ainsi entre ses bras était devenu une sorte de rituel, elle y consentait, et cela tenait du miracle. Pour autant son premier élan était toujours le même : suspicion, sombre cogitation, débats intenses...et léger acquiescement.
André n’en demandait guère plus. Et s’avouait bien volontiers à lui-même qu’il adorait ça.
Il y mit toute la précaution nécessaire, tâchant de masquer son sourire béat tout le long du chemin. Cela aurait été merveilleux si, comme la toute première fois, elle s’était lovée contre son cou pour se protéger des rayons assassins. Maintenant elle baissait toujours son visage, lui-même pas vraiment le courage de l’observer autrement que du coin de l’oeil. Aurait-il découvert une mine hostile, agacée ou simplement une gêne vague ? La garder ainsi animait un sentiment déjà si subtil, pourquoi en gâcher la saveur par de vaines spéculations...
Ils se dirigèrent vers le grand chêne, l’endroit préféré d’Oscar. La pente d’herbe douce s’achevait par une jolie petite mare, assez profonde sur l’autre versant mais praticable de ce côté-ci, André progressa avec précaution sur la berge. Depuis qu’elle mangeait régulièrement son poids était redevenu plus conséquent, il commençait à avoir chaud. On entendait le bruit des vagues, au loin.
La poser fut toute une aventure, cependant. Le séjour forcé sur son lit engourdissait encore sa jambe valide, elle protesta comme si on la cassait de partout dès qu’il voulut l’asseoir contre l’arbre. Une Oscar qui ne protestait pas, aurait eu quelque chose de bien étrange de toute manière.
- Et bien, je ne vais quand même pas rester là à te tenir, debout pendant une heure ! conclut-il un rien exaspéré. Laisse-moi au moins aller te chercher un fauteuil...
- Et me laisser souffrir le martyre dans l’herbe ?!! Reste debout.
- Oscar ! Tiens regarde, là bas cette grosse pierre, je vais t...
- Es-tu fou ? Elle est pleine de mousse, je vais certainement glisser et me casser l’autre jambe par ta faute !
- Oui et tu pourrais surtout t’abstenir de dire des idioties. Bon très bien, je te ramène à l’intérieur pour venir installer un fauteuil ici.
- Je ne suis pas un paquet de linge, bon sang ! Et fais att...AAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHHHhhhhhhhhhhhh.......ah ?
Il n’y avait pas que des pierres moussues dans le coin. Des racines et des souches molles truffaient l’herbe, comme André venait justement de s’en rendre compte. Le cri sauvage d’Oscar accueillit sa perte d’équilibre, sûre, absolument sûre que de sa jambe allait jaillir un geyser de sang tandis qu’il l’écraserait de tout son poids. À la place, la jeune fille fut toute saisie de se retrouver face au point d’eau, en parfaite position contemplative, et même plutôt confortable. D’où ce “ha” d’étonnement ravi, découvrant que celui qui était maintenant adossé à l’arbre était André, et qu’elle-même était assise en travers de ses jambes.
Lui n’avait pourtant pas l’air de partager la même satisfaction.
- Ça ne va pas ?
- B...bon sang, j’ai une SOUCHE sous la fesse, Oscar !
- Mais non, c’est un brin d’herbe.
- De la taille d’une caserne, alors ! Nom de dieu je me suis fait un mal de chien !
- Mais non c’est très bien, tu as juste glissé ; tiens, regarde, il y a des libellules, là-bas...
- JE VIENS DE ME FAIRE UN TOUR DE REIN !!!
- Rhaaa mais cesse de râler, la journée promet d’être superbe c’est toi qui l’as dit...
Finalement il la préférait quand elle voulait nourrir les chiens de ses victimes; quelle mauvaise foi...
Scandalisé, il tenta de se masser le bas du dos, exercice fort pratique quand de son côté Oscar assura son confort en lui broyant le genou.
- AOUCH !
- Cesse de te plaindre, tu vas faire peur aux poissons, susurra la jeune fille.
- Il n’y a PAS de poisson ici, Oscar, il n’y en a jamais eu !
- C’est parce que tu as toujours crié.
- Je te préviens: si tu comptes pratiquer ce genre d’humour durant plusieurs minutes à la suite, j’accroche cette pierre moussue autour de ton cou et je te jette à manger aux poissons qui n’existent pas.
Et soudain, l’improbable évènement.
Oscar eut un rire de pure légèreté, sans calcul, un rire joyeux comme ont parfois les enfants.
Le jeune homme en fut si troublé qu’il oublia souches, saule, poissons et resta coi, la regardant à demi détournée de lui. Pourquoi ses humeurs, à elle, le bouleversaient à ce point ? Ses cheveux blonds toujours un peu sauvages captaient toute la lumière du jour, le soleil c’était bien lui qui l’avait entre les bras. Enfin sur ses jambes allongées, ce qui était assez épouvantable pour son bien-être.
- Et comment je fais pour nous relever, moi, maintenant, grommela t-il pour penser à autre chose.
- Tais-toi, nous venons juste d’arriver !
- Je ne sens plus mes jambes, Oscar.
- Moi non plus...
- Je...excuse-moi. Peut-être pourrais-tu essayer de la plier de nouveau ?
- Je vais déjà essayer avec l’autre, si tu permets.
Il permettait, d’autant qu’il n’avait pas le choix. Il allait d’ailleurs commencer à protester - Oscar qui s’agitait lui causa mille tourments musculaires - quand il surprit un autre angle de vue, bien plus intéressant que les libellules. Il n’avait jamais remarqué jusqu’alors à quel point les vêtements de garçon d’Oscar mettaient en valeur...sa chute de reins. Les robes à panier actuelles étaient un désastre de ce point de vue-là car elle ne révélaient rien du tout, si ce n’était des gorges que la plupart auraient mieux fait de cacher ; accompagnant parfois son amie à la Cour, André s’était surpris à regretter pareil inconvénient. Evidemment restaient les statues de marbre, et il ne lui avait pas été désagréable de contempler les nymphes d’albâtre parsemant le jardin de Le Nôtre, pour passer le temps.
Et à cet instant il découvrait que le capitaine de Jarjayes n’avait vraiment rien à leur envier.
André se racla la gorge sous la vision d’une Oscar en nymphe d’albâtre. Il fut heureux que ses jambes soient copieusement martyrisées, la pulsion bien trop agréable juste au-dessus n’avait pas sa place ici.
- J’ai l’impression d’être une vieille femme, soupira t-elle justement en frottant sa jambe valide.
André se recomposa une attitude, confondu de constater qu’il lorgnait tout sourire depuis une minute bien autre chose que ses progrès.
- Ce...c’est une bonne nouvelle, en effet.
- Quoi, que je sois une vieille femme ? se retourna t-elle brusquement.
- Je...non, bien sûr que non. Tu...le fait que tu remarches bientôt, c’est cela, la bonne nouvelle.
- Qu’est-ce que tu as, tu parais...étrange.
- Je te rappelle que tu es en train de me broyer les jambes, ma chère !
- Oh bon sang, quelle petite nature grommela t-elle en se déplaçant vaguement.
- Non, pas là ! sursauta t-il douloureusement en la saisissant d’instinct aux hanches.
Elle le regarda, sidérée.
- Mais quelle mouche te pique, André ! Qu’est-ce que tu as ?
Il avait que sa masculinité agréablement éveillée appréciait moyennement qu’on l’écrasât de la sorte, expliquer cela à Oscar ne lui apparut pas d’une priorité vitale.
- Une crampe, murmura t-il en grimaçant. Continue ce que tu faisais.
Elle eut une moue contrariée, un bref instant ses yeux papillonnèrent sur sa veste ouverte et sa chemise puis elle reprit ses assouplissements. Ce devaient être les rayons déjà ardents du soleil qui coloraient ses joues, pensa t-il.
****
C’était étrange tout ce silence, après le chaos.
Oscar écoutait ce plus de bruit à l’intérieur d’elle-même, presque si elle pouvait capter les battements de son coeur résonnant dans le vide. La voix, à côté d’elle, lui rappelait tout juste qu’elle était vivante.
Ce timbre agréable la berçait, dévidant une lecture dont elle n’avait que faire en vérité. Elle se sentait si fatiguée...non : tranquille.
Quelqu’un était là. Pour elle. Ce constat la perturbait encore un peu, elle s’y habituait. La constance de cet ami pourtant connu l’intriguait ; et c’était bien de surprise que toute sa rage larvée se trouvait muselée. Un peu comme les joueurs d’échec, qui vous cueillent d’une manoeuvre aussi brillante que sournoise préparée dans le secret ; on ne peut guère leur en vouloir, alors.
Malgré tout, il fallait lutter. Contre quelque chose, n’importe quoi, surtout n’importe quoi, parce que ce calme après tant d’années ce n’était pas naturel.
Elle n’avait même pas eu besoin de prévenir son père de son voyage, ici, sur ses terres. Il se moquait bien de ce qu’elle devenait.
Mais pas cet ami, qui lui faisait la lecture chaque soir, il ne se moquait de rien du tout la concernant. Perturbant. Oscar sombra dans un sommeil sans rêve.
Le lendemain matin, comme d’habitude, elle le trouva là. Dormait-il dans ce fauteuil ? La culpabilité l’empêchait de demander; cela lui brûlait les lèvres mais finalement le silence avait du bon, parfois.
Il ne se vexait pas de ses sautes d’humeur. Lui si pondéré, et solide. D’une patience d’ange, même ; c’était pour toutes ces raisons qu’elle avait résolu de ne rien dire de ses véritables intentions. Elle le laissait croire qu’elle pourrait guérir grâce à ses soins.
Elle savait bien que non.
Sa jambe se cicatrisait lentement, les sutures n’étaient plus là. Et les sensation, parties elles aussi. Rien du tout. Une jambe morte, voilà qui ferait bien dans l’armée de Sa Majesté ! On l’affecterait dans une caserne de province, au mieux. Et bien ça, jamais de la vie...
- Je voudrais essayer de marcher, aujourd’hui, dit-elle doucement en guise de bonjour.
Elle eut un peu honte en voyant les yeux clairs briller de plaisir. Il paraissait avoir une telle foi ! Un moment, elle fut distraite. Et eut un peu chaud comme d’habitude, enfin depuis l’autre jour, lorsqu’il s’était énervé. Elle était tombée sur lui près du grand chêne, ce n’était quand même pas de sa faute ! Puis il l’avait regardé, bizarrement, et une sorte de malaise avait noué sa propre gorge. Ce qui était profondément agaçant, car c’était peut-être la seule chose qui l’affaiblirait un peu dans l’exécution de son projet.
Ça et l’instant où il la soulevait pour la mener au-dehors, dans ses bras. C’était confus, mais ce serait sûrement ce genre de souvenirs qu’elle regretterait le plus quand elle serait morte.
Oscar s’empressa donc de ne plus rien regarder pour éviter de se trahir, acquiesça quand il lui demanda si elle avait faim et attendit Grand-Mère, venue avec eux. La jeune fille regarda ses vêtements de nuit et songea vaguement à une chemise d’homme trop ouverte.
Toute ces choses prirent plus d’une heure. Autre bonne raison...auparavant manger, dormir ou s’habiller n’avait aucune importance ! Elle passait en coup de vent dans chaque étape de sa vie, c’était le seul rythme acceptable. Devenir cette vieille jeune chose impotente, palpitante au moindre effort, quelle horreur...
- Et alors, tu rêves ?
Elle bredouilla une excuse, se dressa pour se pendre à son cou avant de regarder sans aucune confiance le parquet de sa chambre.
- Tu ne me lâches pas, hein !
- L’ai-je jamais fait ?
- Oui, hier.
- Ça c’est un coup bas, Oscar. J’ai justement réussi l’exploit à ne jamais te lâcher en me fracassant l’échine au passage ! Mes contusions sont là pour le prouver.
- Oui mais...
- Mais rien du tout. Tu es prête ?
Ce ne fut pas très glorieux : s’accrochant comme une damnée à André elle réussit au bout de quelques essais à sautiller du lit au petit secrétaire, près des larges fenêtres, exploit lamentable qui la mit dans tous ses états. Au point qu’une partie de son secret faillit lui sauter de la gorge.
- Oscar...tout va bien ? finit par murmurer André dans ses cheveux. Tu es pâle comme la mort...
- Quoi ! Pourquoi ça n’irait pas, tu vois, je marche ! Lâche-moi maintenant et tu va voir à quel point tout va bien !
- Hé, doucement...
Il la décolla aussitôt du sol et de ses douleurs, puis chercha ses yeux mais elle n’en avait pas envie. Trop dangereux. Pour la deuxième fois elle cacha son visage dans le col de chemise accueillant.
- Oscar, bon sang mais qu’est-ce qu’il y a VRAIMENT ! J’ai l’impression que tu manigances quelque chose et je n’aime pas ça du tout...
Solide, pondéré et perspicace de surcroît, voilà qui bouleversait tous ses plans. Il fallait réfléchir..oh et puis tant pis, elle avait trop besoin de s’en remettre à son autre essentielle qualité : ses bras. Sauf qu’il en ajouta une nouvelle.
- Dis-moi ce qui se passe, je t’en prie...
Opiniâtre. Et gentil. En fait André en avait plein, de qualités, ça n’aidait pas.
- Emmène-moi dehors, baragouina t-elle dans le tissu.
- Non, pas cette fois. Je ne t’emmènerai nulle part tant que tu ne m’auras rien dit.
- Tu n’es qu’un cruel maitre-chanteur.
- Et bien il y a du progrès ! rit-il doucement. Hier j’étais un rustre, un mécréant, un sale palefrenier fils de...
- Pardon...
- Oh alors là, ce doit être grave pour que tu t’excuses sans protester !
Il la porta sur le lit mais impossible de le lâcher, cette fois. Pas envie. C’est lui qui baragouina son agacement, cela lui était bien égal. C’était déjà assez difficile toutes ces cogitations sur sa future mort, elle n’arriverait pas à se justifier.
En désespoir de cause il s’assit sur le rebord du lit, elle sur ses genoux. La deuxième fois, aussi. Comme hier, enfin à quelques différences près.
- Tu ne veux pas me dire ton secret, n’est-ce pas ? pressa t-il, la voix douce. Bien, il va falloir que je devine alors. Et vu ton attitude, je suis persuadé que cela ne va pas me plaire. Ai-je raison ?
- Je suis fatiguée, André...
En d’autres termes, “mêle-toi de tes affaires”. Sauf que c’est impossible Oscar, tu sais parfaitement que je ne te laisserai jamais. Enfin je veux dire...que je serai toujours à ton service, tant que ton père me l’ordonne, ou plutôt...enfin bref, c’est très mal dit. Je suis là, simplement, c’est tout...
C’était beaucoup, et il ne le savait pas.
6.