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Chapitre 10

 

 

 

Un, deux, trois, soleil...et le monde entier se fige.
Ce fut ce parfum d’enfance qui revint à la mémoire d’Oscar bien des heures plus tard, à la prochaine halte, jeu qu’elle avait pratiqué avec André sous les arbres de Jarjayes.
On se retourne, et l’autre vous fixe, immobile, irréprochable dans sa pose ridicule en attendant de vous atteindre.
Et de vous dévorer.
A l’instant précis où la jeune fille pointa son nez dehors, la sensation qu’on la fixait fut si angoissante que le moindre insecte allait passer par le fil de son épée, là, sans attendre, si jamais elle surprenait un regard de grenouille un peu torve. Mais...point. Pourtant on les entendait ces maudits amphibiens, disséminés partout dans les douves de ce château dressé devant eux, plus sûrement que des hordes d’hypothétiques petites bêtes moqueuses.

Pas d’auberge pouilleuses cette fois, ni d’étables borgnes ou de bauges à foin, non, la fière équipe dormait dans le luxe : le domaine du Baron de C., comptant parmi les quelques étapes de choix et amis du Roi jalonnant la route jusqu’en Russie.
Il avait bien un nom pourtant, l’aimable noble, mais si biscornu, si mal fichu, avec ses trois prénoms-à-tirets-et-ses-particules-à-rallonges, qu’Oscar opta prudemment pour la simple initiale-qui-ne-résumait-rien-du-tout. Lui aussi, allait-il la dévorer ?  Pour cela, encore fallait-il qu’il eût des dents !

Bon sang, comment pareille carcasse parvenait-elle à se déplacer ?

Une relique de l’ancien temps venait à eux, poussé dans une petite chaise par une non moins vétuste personne, la Baronne de C. elle-même. Tudieu...si ces deux-là s’avisaient d’évider leurs souvenirs, nul doute que l’on puisse remonter jusqu’à Charles Quint. Ce fut pourtant de manière fort civile que les deux augustes vieillards accueillirent le petit groupe quelque peu en déroute. Au moins, leur vue basse ne notèrent point les mines défaites du Capitaine de Jarjayes et de son second...cela avait quelque avantage.

D’ailleurs on ne s’attarda guère en civilités, de peur sans doute d’assister prématurément à un double enterrement rien qu’à cause de la méchante bise faisant ravage sur le perron du château.

Délicate attention qui convint parfaitement à la jeune fille.
Elle avait hâte de s’isoler, le regard du Comte décidément pire que celui des grenouilles jacassantes.

Bon sang...

Quelque chose avait donc changé ? Ha, vraiment, ce sentiment confus ne lui disait rien qui vaille. Et aucune épée pour le guérir ou bien l’extraire. Eh quoi, foutre diantre, n’était-elle pas maître de la situation comme à son habitude ! Bien sûr. Une honte, la voilà la situation vraie, à se vautrer comme des animaux sur le cuir des voitures de voyages.
Oscar claqua la porte de ses appartements, ne voyant rien des meubles Louis XIII un peu austères sentant bon la cire, ni des tentures lourdes légèrement fanées de l’immense lit à baldaquins ornant la pièce.
Perdue dans l’inextricable bourbier de sa rage, elle sursauta quand on frappa à sa porte : se pouvait-il que...

Poing sur l’épée, elle fit sursauter d’effroi la petite soubrette venue lui apporter du linge de toilette.

Toutes deux se regardèrent un moment, effarées, pas sûres de la vision s’offrant mutuellement à leur vue. Oscar plissa les yeux, tel un jeune tigre. Non...pas de doute, ce n’était pas son Lieutenant.
Pour sûr qu’elle l’aurait découpé en morceaux s’il avait eu l’impudence de venir ici ! Pas sûr, même, que ce ne soit pas son projet immédiat. Dans quelle chambre l’avait-on fourré déjà ?
Elle allait mener l’enquête.

- Désirez-vous un bain, Monseigneur ?

La perspective lui chatouilla l’échine.

- Non, je vous remercie, bougonna Oscar. Apportez-moi juste un broc d’eau chaude, cela suffira.

Il suffisait bien des cuirs de voiture pour se vautrer, pas de luxe excessif désormais. Beaucoup trop de laisser-aller : de là venait les problèmes. Assurément. Rigueur et probité. Et morale à toute épreuve. Après quelques secondes de réflexions immobiles, la jeune fille envoya un coup rageur dans un pied de fauteuil qui, docile, se renversa contre le mur avec fracas.

- BON SANG DE CUL !

Ha, elle était bien belle la morale ! Impossible de chasser les sensations immondes, cette langueur, là, tout au creux de son estomac...

A peine si une cavalcade la tira de sa colère, ni même le spectacle guère nouveau d’un André essoufflé déboulant dans sa chambre. Sans frapper, évidemment.

- Mon dieu, Oscar, que se passe t-il ! Tu es blessée ?
- Qu...quoi ?!!
- Ce bruit...j’ai cru...

D’un cran la colère montait, montait...elle serra le poing et fit face.

- Mais merdailles et damnation, vas-tu arrêter de te comporter comme un chien surveillant son os à chaque fois que je bouge une oreille !! hurla t-elle en claquant la porte. Je ne peux plus faire un pas sans que tu surveilles le moindre de mes faits et gestes, hein, c’est ça ?
- J...
- Et si cela me plaît, à moi, de casser les meubles dans cette maudite chambre ! Et de te casser la figure par-dessus le marché, tiens, pour faire bonne mesure !
- J’ai entendu du bruit, j’étais juste à côté et j’ai pensé que...
- Oui, et bien justement André, voilà le drame : ARRETE DE PENSER !!
- Qu’est-ce qui te prend, je ne comprends p...

Elle vint se planter devant lui.

- Il me prend que j’en ai assez de tes airs de protecteur à la noix, voilà, il me prend que j’étouffe, que j’entreprends dès aujourd’hui une équipée vengeresse contre les fauteuils affreux, sans que personne n’y trouve à redire ! Bon sang, mais pour qui te prends-tu André, pour mon père ?!

Plutôt livide mais très intrigué, le pauvre infortuné dévisagea l’inconnue qu’il croyait encore peu être son amie. Elle paraissait différente. La même, mais différente. Complexe notion.
Elle lui tambourinait le poitrail de l’index, le forçant à reculer.

- Tu vas te trouver une autre victime, tu m’entends ? Et cesse de rouler des yeux comme une vieille femme, on dirait Grand-Mère ses soirs de cuite ! Fais-moi le plaisir de ranger ton attirail de chien de garde, dorénavant tu frapperas avant d’entrer et tu attendras ma permission !  Sans cela je te jure que tu passeras par le fil de mon épée, aussi sûrement qu’une pintade farcie à la broche.
Et maintenant, réponds : tu as déjà embrassé une femme, toi ?

Cette fois étourdi tout de bon, le jeune homme buta contre le mur sans avoir pu reprendre son souffle. Air qui lui fit bien défaut. Faire semblant de n’avoir pas entendu n’aurait servi à rien : l’épée d’Oscar étant tout sauf une abstraction, mieux valait ne pas jouer à l’imbécile.

- Je...je ne comprends pas...

Bah, tant pis. Un petit peu d’imbécile pour un petit peu de temps gagné.

- Arrête de te payer ma tête ! Question simple, réponse simple ! As-tu déjà embrassé quelqu’un ?!
- Je...heu...oui, mais...

“Oui” ?

- Qui ! enchaîna t-elle aussitôt. Qui était-ce ! Pas une dame de la Cour, si ?!
- L...bien sûr que non, répliqua André, piqué au vif. C’était l...mais en quoi cela te regarde t-il, je te prie ? 
- QUI !
- Je ne te réponds plus, là ! Tu m’agaces, avec tes...
- Qu’as-tu ressentis, je veux savoir !

Et puis quoi ! Etait-elle folle ? Que lui servait-il de connaître son premier émoi avec Modestine, la petite lavandière du Château Jarjayes durant l’été de leurs quinze ans ! Blonde comme les blés et de trois ans son aîné, il n’avait guère su résister à l’attrait de ses charmes lorsqu’elle l’avait attiré dans un coin de la grange. Juste une baiser de rien du tout...en quoi cela regardait quiconque ? Il en avait trop dit. C’était aussi l’avis d’Oscar semblait-il, elle le regardait comme si sa vie en dépendait. Sa vie à lui, bien entendu.
On cogna à la porte, ce qui remit à l’endroit le cours des choses en préservant les prochaines secondes d’un assassinat de souvenirs, auquel il n’était pas prêt du tout de consentir.

Et tandis qu’Oscar bataillait avec un broc de faïence, André jugea préférable d’en profiter pour s’enfuir glorieusement.

“Oui” !

- André !!
Peste ! Il était déjà loin.

Claquant de nouveau la porte, Oscar chercha un autre fauteuil sur qui se venger.
La belle découverte, vraiment. Qu’importe qu’il eût léchouillé de jeunes bécasses, que lui était-il donc passé par la tête avec ses questions stupides !
Choisissant plutôt de se débarbouiller des traces de la rixe de l’auberge encore présentes sur son visage, Oscar se maudit. Un bain aurait été divin, pourtant...Ah non, cela n’allait pas recommencer, les idées luxuriantes ! Heu...sulfuriantes...enfin la chose ayant trait au Diable et à toutes ses perfidies pour vous embrouiller. Zut. Foin. Assez. Plus de pensées.

La jeune fille baissa la tête, le cheveu gouttant. Pourquoi était-elle toujours seule...Le besoin d’une figure maternelle traversa sa mémoire floue, l’espace d’un battement de cil. Seule, toujours.
Et fatiguée de trop de questions sans réponses...

 

Elle avait raison.
On remonta jusqu’à Charles Quint.
En vérité, le Baron de C. était un convive on ne peut plus spirituel et avenant malgré son grand âge, particulièrement heureux d’asseoir à sa table des convives si prestigieux.
Ayant fréquenté les salons de Madame Scaron, la future Madame de Maintenon, il avait cette tournure d’esprit à la fois acerbe et fine si prisé des beaux esprits, qui aujourd’hui encore faisait merveille. Bien vite l’atmosphère se détendit.

Sauf pour Oscar.
Consternée, elle découvrit que ni son père ni Rose Bertin n’étaient présents s’excusant de la fatigue du voyage, la laissant de fait seule avec André et son Lieutenant. Et bien vite la jeune fille de sentir le regard aussi insistant que silencieux de ce dernier peser sur elle. Misère...
Une bouffée de gêne l’étrangla dès le premier plat. Et tous les souvenirs, et toutes les sensations s’invitant de nouveau, là, contre sa bouche...Seule, cela s’endiguait. Et puis il y avait les fauteuils affreux pour se défouler. Mais ici, rien ! Juste son esprit fiévreux se remémorant l’épisode si...

Elle vida d’un trait son verre de vin coûteux, aussitôt resservi.
Boire.
Beaucoup.
Pour oublier.

 

L’oubli ?
Chose à laquelle Victor de Girodel était peu disposé, apparemment.
Il ne pouvait en effet détacher ses yeux de son Capitaine et cela le contrariait hautement...
Tout cela n’était pas naturel, il n’était pas homme à se troubler pour un égarement malheureux et pourtant, c’était bien le cas.
Egarement et trouble, stupidités !  Il couvait peut-être une méchante grippe. Depuis qu’elle était entrée le jeune homme sentait comme une étrange faim à guetter le moindre de ses mouvements ; et à présent, non loin de lui, ce besoin devenait grandissant à ne pouvoir penser à autre chose.
Au point de fournir des efforts inouïs pour répondre à propos au Baron et à sa femme.
La contrariété venait de là, parce qu’au fond il savait exactement ce qui se passait : il avait envie de la toucher. Encore.
Et pas comme tout à l’heure, comme l’espèce de brute qu’elle le forçait à devenir avec ses exaspérantes manières de cocher moldave, jurante, indomptable. Tudieu...la rage qu’elle avait mise à vouloir se dégager de lui, avait plus sûrement que tout autre artifice fait bouillir son sang.
Il n’en était pas fier, mais...l’étreinte de sa taille l’obsédait, la minceur devinée attirait ses sens.
Et il avait envie d’être tendre avec elle.

Songer à ce qu’elle subissait, depuis des années...Mentir, se travestir, s’endurcir pour la gloire d’un père, toute cette beauté volée lui retournait les tripes. Il n’arrivait d’ailleurs à bien réaliser encore l’ampleur de cette hérésie, peut-être juste le besoin irrationnel d’envoyer son poing dans la figure de ce père dénaturé. Alors, oui, il avait envie de la toucher, elle, comme seul un amant pourrait le faire...Bordel de Dieu !

La plus irrationnelle des idées qui soient sur terre ! Elle le détestait, la plus saine attitude qui se puisse établir entre eux deux et lui, pauvre imbécile, ne voyait plus que cette grâce inconsciente dans chacun de ses gestes.

Sauf qu’elle buvait beaucoup trop, ce soir...mais elle avait beau faire, pas une once de masculinité crasse ne la salissait. Blonde, diaphane, batailleuse comme cent fantassins, il se sentait des faiblesses innommables envers elle.
Son Capitaine s’instillait dans ses veines depuis des heures, et ses lèvres, bon sang...

Il ne put s’empêcher de l’observer, cette bouche, dégustant justement le savoureux dessert à la crème double offert par leurs généreux hôtes. Mon dieu...une toute petite parcelle fut oubliée à la commissure, et son imagination s’emballa. Il rêva de venir la cueillir de sa langue, d’enserrer ce jeune corps jusqu’à le sentir tremblant contre le sien. Et puis attiser son abandon, comme tout à l’heure dans cette voiture, quant à son tour elle l’avait attiré pour l’embrasser...

- N’êtes-vous pas de mon avis, cher Comte ?
- Absolument.

Il ne savait pas du tout à quoi il venait d’acquiescer, cela eut l’air de beaucoup réjouir le vieil homme en tout cas.

Ce soir, à ses yeux il n’y avait qu’elle.

Le besoin de découvrir les failles qu’avait laissé le Général de Jarjayes en cette personnalité unique, le hantait ; et puis les guérir, une à une...

Il se secoua lorsqu’André se leva et prit respectueusement congé, plus question de s’attarder : ils étaient censés se lever tôt demain. Le devoir. Une bonne planche de salut. Légèrement pourrie depuis quelques heures, mais toujours bonne à prendre.

La voyant vaciller au moment de se mettre debout le ramena à la réalité. Grand Dieu...La diaphane militaire était bel et bien ronde comme une queue de pelle !

- Vous prendrez bien une petite liqueur, mes chers amis ? proposa aimablement le Baron.
- A...aaavec pl...ais..iir !
- Non ! Non, pas du tout, nous ne voudrions pas abuser de votre hospitalité ! se précipita Girodel, coupant la parole à son supérieur houlant comme un navire en pleine tempête. Nous avons beaucoup de route, et ce ne serait pas raisonnable du tout.
- Qu....oiiiii ? Mais siiii, maiiiiis sii...
- Votre Capitaine n’a pas l’air bien...
- Lui ? Pensez-vous ! s’exclaffa le jeune homme en lui enserrant les épaules d’un bras viril, pour l’empêcher de tomber. Juste un peu de fatigue, rien de plus !
- Ah...

Le Lieutenant bénit la vue basse de ses hôtes qui, de plus, lésinaient largement sur les bougies : on n’y voyait plus grand-chose dans ce vaste salon, eut égard au spectacle lamentable qui se préparait cela tenait de la grâce.
En effet, il eut toutes les peines du monde à sortir et faire quelques pas sans tomber tous les deux.
La traversée des couloirs promettait d’être épique. 

 

- Mais qqqu’....est-CCCeee...je veux la p’tite liqueuuur !!! hoqueta Oscar en tendant vainement ses mains du trésor qui s’éloignait.
- Non, plus de liqueur. Vous êtes déjà bien assez soûle comme ça...
- Qui ça....moiii ? MoOOOi ?
- Oui, vous, pas le pape.
- ARRF !!!! Le paaape !! Chateauneuf du Pape, 1720, fameux pinard !!!
- Bon, écoutez Oscar, mettez-y du vôtre aussi. Nous n’allons pas rester trois heures dans ce couloir à attraper la mort ! 
- LA MORT...TADELLE !!! AHAHAHA !!! Exccccellentttte, heinnn ??? LA MORTADELLE !! Hiii...nnn hinnn !!!

Echappant soudain à la geôle de ses bras, Oscar se planta pour le fixer d’un oeil flou et tapa du pied.

- LA MORTADELLE !!! C’est drôle !! Vous ne riiiiez pas !!!
- Mais si, venez.
- NAN !! Vous ne riez pas à ma mortadelle !!!
- C’est...parce que je ris en dedans, voilà.
- Ffffaux !!!
- Chuuut, bon sang ! Vous allez réveiller votre père !!
- Mon pèèère....je l’emm...
- Oscar ! Cessez ces enfantillages ou je serai obligé de vous assommer. Venez maintenant !
- Nan !!
- Ne m’obligez pas à recourir à la force...
- Ohhh ça va...hinnn....vvvvous...allez encore....m’embrasssser ?!!
 

 

Girodel se troubla, la perspective ne lui déplaisait pas du tout.
- Un ton plus bas, Oscar !
- Mais...mais...vous m’appelez Oscar, vous, mmmmaintenant !!
- Venez dans votre chambre, pour l’amour de Dieu ! Nous discuterons là-bas si vous voulez, ou mieux, nous irons dormir.
- Enssssemble ?
- Quoi ?! Mais avez-vous perdu l’esprit, bien sûr que non !
- Je n’ai pas envie de dormir !! renacla la jeune fille en donnant de nouveau du talon.
- Bon...écoutez...je vais vous charger sur le dos comme un sac de pommes de terre si vous persistez dans cette attitude infantile...
- Pppppomme de...terrrre ? Je ne suis pas un légume, mOi, mon petit Girodin ! Je suis un homme qui vous a déjààà cassssé la gueule, je...
- Oh tenez, et puis merde, là....

Il visa d’une précision redoutable et son Capitaine glissa telle une feuille entre ses bras, étourdie par le coup de poing au menton. Elle faisait collection de toute façon, cela n’avait plus aucune importance. Enfin si. Peut-être. Ou pas.
Oh, assez !

Rien qu’à la saisir pour la porter à sa chambre et il tempêtait contre cette mauvaise initiative.
Il la touchait.
De la grâce plein les bras, c’était hautement déloyal envers sa tranquillité d’esprit. On n’avait pas idée d’être aussi mince ! Ni aussi gracile. Encore moins aussi...beurrée. Il avait bien remarqué sa descente redoutable, mais la dégustation du dessert l’avait quelque peu distrait.
De même que chaque bouchée mise dans sa bouche, pour être franc.
Il se transformait en idiot, de mieux en mieux !
Et maintenant ? Lui jeter le broc d’eau froide à la figure...Enfin arrivés à la chambre et porte close d’un coup de botte, Girodel ne savait que faire ; d’autant qu’elle s’accrochait à lui comme une huître à son rocher.
Il eut beau la déposer sur la courtepointe, rien à faire.

- Os...car, vous m’étouffez bon sang ! s’étrangla t-il en s’acharnant sur ses poignets.

Peine perdue, elle revenait toujours à l’assaut.
 

 

- Girodiiiiiin, embrassez-moi maintenant !!
- Quoi ? Il n’en est pas question, Oscar !
- Allezzzz, après seulement je vous casserai la figure, promis !
- Mais non, enfin ! Je croyais que vous me détestiez en plus.
- Ouiiii mais ça n’empêche !! Un petit baiser de rien du tout, comme tout à l’heure !
- Non, non et non. Je ne v...comment ça, “un petit baiser” ! Vous êtes culottée dites donc, ça a eu l’air de vous faire un peu plus d’effet qu’un “petit baiser”, ma chère !
- ...que...NAN, pas VraI !!
- Mfggpp...ne criez pas Oscar, je vous en prie, c’est assez difficile comme ça sans avoir vos relents d’alcool plein la figure. Vous empestez pire qu’une vieille charogne.

Etre désagréable lui sembla un bon angle d’attaque pour la faire lâcher prise. Glorieuse trouvaille : la jeune fille décupla ses efforts pour approcher sa bouche de la sienne.
Il allait finir damné.

- Vous n’avez pas l’habitude que vos amantes se soulent, hinnnnn ?
- Mes...mes quoi ?
- Vos pintades de la Couuuur !
- Oscar, je n’ai pas de pintades à la Cour, arrêtez ce cirque !!
- Alleezzzzz, un baiser !

Sa bouche n’était qu’à quelques centimètres, malgré l’odeur bien réelle de la vinasse le jeune homme était sur des charbons ardents. Il bataillait contre ses mains agrippées à son cou, son corps de plus en plus sur le sien...et lui s’accrochait désespérément à sa loyauté pour ne pas immédiatement lui faire l’amour.

- Embrasseeeeez-moi ou je crie !!!
- Oscar !
- GI-RO-DIN EST UNE GROSSE T...!!!

Foutu Capitaine ! Aussi excité que mécontent il étouffa ce moment de pure poésie de la façon dont elle rêvait, ou lui, cela n’était pas très clair, la seule manière de la faire taire dans la vie apparemment...Le gémissement de victoire de la jeune fille contre sa langue décupla son désir et l’ardeur de son baiser, ce dont il put largement se maudire aussitôt  après : cette traîtresse en profita pour un peu plus l’enlacer, un peu plus se hausser vers lui, en approfondissant leur étreinte.
Nom de Dieu !
Incapable de rien arrêter, il se retrouva sans savoir comment basculé sur le lit, avec elle au-dessus l’embrassant à pleine bouche. Le monde à l’envers ! C’était le cas de le dire...ce n’était pas le contraire, d’habitude, avec un certain genre d’hommes ? Là, c’était bel et bien lui qui était en train de se faire violer ! Il n’avait jamais forcé une dame de sa vie, pourtant ce qu’elle faisait y ressemblait furieusement.

Malgré le goût âpre du vin, Girodel n’avait jamais vécu moment si excitant et enchanteur, elle conquérait sa bouche comme un trésor de guerre lui appartenant en propre. Dieu, quelle fougue ! Le froid, le distant, le soupe-au-lait Capitaine de Jarjayes, transfiguré en torche féminine de la plus belle espèce.

Il fallait la lâcher, très, très vite, mais facile à dire !
Il n’en avait aucune envie. Et elle non plus...
 

 

Le vin, bon sang, le vin seul était à l’origine de cette transformation, pas lui ! Il avait beau se répéter cette évidence, pas moyen d’arrêter le baiser passionné qu’elle lui prodiguait. Rien à voir avec les maladresses de tout à l’heure, dans le carrosse...il aurait juré que jamais aucun homme ne l’avait approchée, et elle se comportait telle la plus redoutable des maîtresses. Languide, toxique...
Jamais il n’avait ressenti cela, ce mélange de transgression et de lutte rangée qui totalement embrasait ses sens ; arrêter tout ça pourtant, coûte que coûte...

- Ça suffit ! Oscar !

Maigre défense. Piètre initiative.
Elle redoubla d’audace.
Tant pis. En avant les grandes manoeuvres !
Il l’enserra résolument et son coup de rein fut vainqueur : la maintenant à présent sous lui, les deux poignets cloués contre la couverture, Victor songea en plongeant son regard dans celui de la jeune fille que jamais il n’avait été plus en position de faiblesse. Elle allait le rendre fou. Plus de baiser, ni de cuite mal dégrossie, on entrait dans quelque chose d’infiniment plus sérieux et dangereux. Complètement sur elle, la cuisse immobilisant lourdement ses deux jambes, il la sentait palpiter, sans qu’elle se décide à retirer ce foutu sourire de ses lèvres ensorcelantes.

- Encore...gémit-elle.
- Vous ne savez même pas ce que vous dites, grogna le Comte, luttant contre l’injonction.
- Rien qu’un, un tout petit baiser...
- Mais qu’est-ce qui vous prend, bon dieu. Vous me cassez la figure, vous m’injuriez...et à présent...Arrêtez de me regarder comme vous le faites, Oscar. Je ne suis pas homme à refuser ce qu’on me propose...mais vous n’êtes pas vous-même, ce soir.
- Quoi...je suis...quoi ?
- C’est ce que je voudrais bien savoir, figurez-vous. Et pour l’amour du ciel, cessez de bouger...
- Je ne bouge pas, c’est cette chambre qui bouge !
- Ah, tout de même, vous vous rendez compte être dans votre chambre ! Non mais vous réalisez ce que cela veut dire ? Le pouvez-vous seulement ?
- Qu...oi ?
- Vous êtes soule, cher Capitaine...ne put s’empêcher de sourire le Comte. Vous êtes complètement ivre et je vous désire comme un damné...et vous me demandez encore de vous embrasser ? Si je le fais, c’est bien plus que je voudrais, moi...vous n’êtes qu’une folle, Oscar, adorable mais complètement inconsciente !
- Ffff...ouuu vous-même...
- Oh, de cela, je suis d’accord.
- Et puis, vous me fffaites mal...
- Bien obligé. Le seul moyen pour ne pas vous faire ce trop de bien que vous regretteriez demain. Je vais vous laisser dormir, je le dois, mais de dieu si j’ai envie de vous faire bien d’autres choses ! Au moins, vous rêverez à tout ce qui ne s’est pas passé ce soir...

Il l’espérait, même s’il en doutait beaucoup. Sa première prière étant qu’elle ne se souvienne de rien du tout. La plus sage. La deuxième étant totalement inavouable, bien entendu, prière à laquelle il s’accrocha quant à regret il choisit de se redresser.
Foutu Capitaine...
Son soupir de contrariété faillit lui faire changer d’avis, plus le baragouin d’où émergeait vaguement ses “encore” tentateurs.
Et à lui, que lui prenait-il donc ! N’était-ce pas elle qui avait commencé...l’excuse le révulsa. Profiter de sa faiblesse, voilà qui lui ressemblait bien ! Son sang pulsait rien qu’à la voir allongée là, et la stupidité de tout à l’heure le reprit : être tendre contre sa peau nue, la faire peu à peu trembler d’extase jusqu’à l’entendre gémir son prénom...et certes pas sous l’effet du vin.

- Tâchez de prendre du repos, Capitaine de Jarjayes, dit-il la voix rauque. Nous nous levons aux aurores. Et désormais buvez de l’eau, je vous en conjure. Cela sera préférable à vous comme à moi...

 
Il pressa le pas et s’enferma avec reconnaissance dans sa propre chambre à l’autre bout du couloir

Il allait lui falloir un lac bien glacé pour se calmer, pas de doute.
Seulement il n’avait pas cela sous la main dans l’immédiat, c’était plutôt contrariant.
Fermant les yeux un instant il se traita mentalement de tous les noms.
Les raisons n’en étaient pas claires, tant pis.
Oscar, Oscar...dans quel guêpier s’était-il mis, bon sang !
Cela devait être de sa faute. Il ne savait pas quand, ni comment, mais il commençait à devenir amoureux, par manque de vigilance sans doute. De sa faute, oui.

Girodel fit quelques pas, avisa l’un des deux fauteuils devant la cheminée encore rougeoyante. Spectacle tranquille et accueillant de calme domestique...Pensif, il s’approcha, examina le meuble d’un air absent...et envoya un magistral coup de pied qui le fit valser contre le mur.

 

 

 

10.

 

 

 

 

 

 

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