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Chapitre 11

 

 

 

Aucune surprise, le lendemain.
Invisible.
Pas trace d’Oscar à la table du Baron dès l’aurore ; pas plus présente aux écuries ni dans les jardins.
Il fallait s’y attendre.

Le Comte de Girodel soupira, fataliste, et prit immédiatement les choses en main : il envoya tout le monde aux voitures et exigea qu’Oscar fasse route avec André et Rose Bertin. Pourquoi ?

Le Capitaine de Jarjayes était souffrant, ce matin...Lui-même prendrait place avec le Général.
Le père tempêta évidemment, menaça de mettre son fils aux arrêts dès qu’il paraîtrait comme si la chose était encore de mise si loin de leur caserne, les autres s’étonnèrent, un peu, mais ne pipèrent mot. 

Avec tout le calme dont il fut capable, Girodel expliqua au Général que son fils était resté très tard en compagnie du Baron pour parler ensemble d’importantes précisions sur l’étiquette en vogue à la Cour de Russie, et qu’il avait dû partager avec le vieil homme quelque substance néfaste à sa santé.
Le fait que son fils eût fait passer son devoir avant son propre plaisir, l’adoucit quelque peu.
La haute taille et le regard plutôt terrible du Comte jouèrent aussi.
D’ailleurs, pris sous le feu de ces yeux gris, André acquiesça prudemment à ce pieux mensonge préférant décidément ne plus se mêler des affaires de son amie. Aujourd’hui Rose Bertin portait une robe de soie bleu pâle autrement plus intéressante...

Malgré ses appels répétés, la porte resta désespérément close l’instant suivant.

Le tambourinement ne fut pas plus efficace. Foutu Capitaine...
Girodel se décida à entrer et vit d’un oeil consterné l’exact désordre dans lequel il l’avait quitté une poignée d’heures plus tôt, toute habillée sur le lit, en train de ronfler avec un filet de bave décorant la courtepointe sous sa bouche. Puis il sourit, pauvre sot qu’il était, sans plus se cacher la trouver attendrissante dans son total abandon. Bon sang, la tentation de l’emporter loin d’ici !

Dans cet immense lit à baldaquin elle faisait une bien piètre Belle à réveiller d’un baiser, mais de dieu s’il avait envie de la protéger d’elle-même. Stupide pensée.

Plus insaisissable qu’une flamme, comment prétendre l’enfermer dans quoi que ce soit de connu des choses de l’amour. Elle restait une enfant.
Lui résister cette nuit était encore une torture bien vivace dans ses chairs.

- Oscar...Il est l’heure.
- ....qu....oi....
- Nous sommes prêts. Impensable que vous soyez toujours là.
- ...je...vais mourir...
- Avec ce que vous avez ingurgité, je n’en doute pas. Allons, debout.
- ...noooonn...encore un peu...

“Encore”. C’était ce qu’elle avait dit, cette nuit. Idiot ! Cesse donc de penser à ce qui ne se passera jamais. Se souvenait-elle de quelque chose ? Il imbiba une serviette et l’aida à se relever, s’assit à côté d’elle. Aussitôt la jeune fille s’écrasa contre son épaule et soupira d’aise en l’utilisant comme oreiller vivant. La voilà, la folle équipée ! Essuyer le menton du Capitaine de Jarjayes !
En vain il tentait de rendre la situation absurde et pathétique, rien à faire, il ne souhaitait qu’une chose : refermer ses bras, la garder contre lui. La réchauffer.

Il fut héroïque, une nouvelle fois. Lui appliquant rudement le linge sur la figure il se leva, la laissa jurer quand elle se rabota le nez contre un des piliers du lit et pria être déjà dans ce carrosse en compagnie du Général. Il avait hâte de lui régler son compte, à celui-là.

Cette idée ne l’avait pas quitté durant son insomnie.

- Oooooh...je jure de ne plus jamais boire...s’étranglait Oscar en se mettant debout.
- Serment d’ivrogne. Vous êtes plus attachée à la bouteille qu’à votre réputation semble t-il. C’est la dernière fois que je vous couvre Oscar, j’ai prétendu à un malaise mais je doute que cela marche tous les soirs.
- Soir ? Il fait matin ? Je veux dire...c’est le matin ?
- Tudieu, remuez-vous ! Bien sûr, je ne cesse de vous le répéter !
- Ne criez pas...
- Je crie parce que...oh et puis peu importe. Mettez votre veste, je donne des ordres pour faire emporter vos malles. Et la prochaine fois prenez un bain : vous empestez ma chère !

Il attendit en bas, dans le hall, regardant sombrement le balai des domestiques charger les malles de la jeune fille. Elles auraient dû être remplies de robes, de fines étoffes, de bijoux et de parfums délicats. Tout ce à quoi pouvait prétendre une jeune et belle aristocrate. D’ailleurs l’imaginer en robe le tint concentré plusieurs minutes...jusqu’à entendre un gémissement à mi chemin entre le feulement d’ours et l’éructation de manant.
Aussi blanche que le linge appliqué plus tôt, elle descendait comme si sa vie ne se limitait plus qu’à tenir la rambarde de marbre.

En deux enjambées il fut près d’elle et entoura ses épaules d’un bras ferme. Nécessité, vraiment ? Ou bien était-ce pour le seul plaisir d’être encore un peu avec elle, avant de redevenir eux-mêmes...

- Rappelez-moi de vous laisser me casser la figure si j’approche encore d’un verre de vin...gargouilla t-elle en se laissant aider.
- Avec plaisir. Tâchez de paraître indisposée quand nous allons sortir et...enfin, non, ne faîtes rien : vous avez l’air d’un cadavre.
- Et rappelez-moi de VOUS casser la figure dès que j’irai mieux, Girodel.
- Serviteur, sourit-il.

Il s’assura de son confort jusqu’à la dernière seconde, en fait dès qu’elle s’affala sur la banquette pour une nouvelle ration de sommeil - dors, dors ma belle, je veille sur toi - puis monta dans l’autre voiture comme on part à la guerre.
A nous deux, Général.


- Peut-être devrions-nous lui donner à boire...hasarda Rose Bertin au bout d’un moment en regardant Oscar comme une espèce rare d’araignée venimeuse.
- Je ne crois pas, non, rétorqua André entre ses dents.

Voilà qu’elle le contrariait une nouvelle fois, même endormie ! Allez complimenter une dame sur le raffinement de sa toilette avec un ronflement de forge en toile de fond, je vous jure !


- La pauvre petite, continuait Rose. Je me doutais bien que ce Baron et son château contenaient quantité de pièges, ha, comme j’ai bien fait de rester dans mes appartements hier soir ! Et vous, mon cher André, vous n’allez pas vous écrouler empoisonné au moins ?
- Evidemment non.
- Ah, fort bien. Cela serait contrariant. Et puis il serait p...mais qu’est-ce qui sent si mauvais, mon dieu ! Vous n’auriez pas, comment dire, marché...dans...
- Mais pas du tout ! clama un André un tantinet vexé. C’est Oscar et ses excentricités, elle pue en effet comme une meute de chiens mouillés !
- Je...n’irais pas jusque là mais c’est vrai pourtant...qu’elle ne sent pas très bon. C’est donc le moment idéal pour reparler de notre plan, ne croyez-vous pas ?
- Heu...qu...quel plan ?
- Oh André, ne jouez pas les innocents, vous le savez parfaitement. Comment allons-nous procéder ?
- A...a propos de quoi ?
- Mais qu’avez-vous mangé, vous aussi ? Vous avez oublié notre petite conversation de l’autre jour ? “Vous m’aidez et je me tais”, vous vous souvenez n’est-ce pas ?
- Oui, comment donc pourrais-je l’oublier, acquiesça le jeune homme de mauvais grâce.
- A la bonne heure ! Maintenant, il s’agit de passer à l’action. Cette Oscar ne sera jamais rendue à son véritable sexe si elle continue ses “excentricités” comme vous dites. Et cette odeur, doux Jésus...il nous faut nous occuper d’elle sans tarder.
- Quoi, vous voulez la laver dans ce carrosse ? ricana André.
- Ne soyez pas ridicule. Dès ce soir lors de notre prochaine étape, vous allez m’arranger une petite entrevue avec elle. Où nous arrêtons-nous, déjà ?
- Je ne sais trop...nous n’allons pas tarder à franchir la frontière prussienne je crois. Après il y aura la Pologne, puis la Russie...Vous êtes sûre de ce que vous faîtes, Rose ? Vous tenez vraiment à mourir ?
- Pourquoi, elle risque de me dévorer ? rétorqua la jeune femme d’un rire délicieux.
- Si vous lui parlez chiffon, assurément !
- Mon cher petit ami, vous saurez que je ne donne pas dans le “chiffon”, moi ! Je suis la modiste de la Reine, tâchez de ne pas l’oublier !
- ...je...pardonnez-moi, je ne voulais pas...rougit André, non pour cette familiarité-ci mais pour l’autre, pour ce “Rose” audacieux passé inaperçu parmi les mailles volubiles de la conversation.
- Je vous pardonne, parce que vous êtes charmant, se radoucit aussitôt la jeune femme en lui tapotant la main. Quel âge avez-vous à ce propos ?
- Vingt...vingt deux ans, pourquoi ?
- Vingt-deux ans...répéta t-elle d’un ton rêveur en le regardant. Hum, non, pour rien. Où en étais-je...ah oui, l’entrevue. Vous veillerez également à faire monter ma petite malle brune dans la chambre de votre amie, comme si vous vous étiez trompé. C’est très important. M’avez-vous comprise ?
- Oui, mais où voulez-vous en venir...
- Vous verrez bien. Vous a t-on déjà dit que vos yeux étaient d’un vert en tout point magnifique, mon petit André ?


Ambiance charmante, presque champêtre si ce n’était le temps désespérément pluvieux.
En parlant de celle sévissant dans l’autre voiture, cela virait par contre méchamment à l’orage: une conversation d’une toute autre nature débuta près de dix minutes plus tard.
C’est long, très long dix minutes à se taire, surtout lorsque l’on se jauge du coin de l’oeil sans vraiment en avoir l’air. Enfin du côté du Général, car très vite les sangs du Lieutenant s’échauffèrent.
Avant-bras sur ses genoux, il fusilla l’auguste patriarche d’un regard fort direct.

- Et maintenant ? lâcha le jeune homme de sa voix bien timbrée. Qu’attendez-vous de votre fi...de votre fils?
Celle en réponse contint tout le mépris du monde.
- Je vous demande pardon ?
- Vous m’avez fort bien compris, Général. Votre fils, le Capitaine Oscar de Jarjayes. Qu’attendez-vous de lui !
- Monsieur, ressaisissez-vous je vous prie. Il me semble plus qu’à propos de nous ignorer jusqu’à la fin de cette pénible étape et la lamentable indisposition de mon fils, justement.
- Il souffre, en quoi est-ce lamentable ! Et je crois au contraire qu’une saine discussion est on ne peut plus appropriée. Cessons ces fades hypocrisies. Nous sommes entre hommes du même bois, n’est-ce pas ?
- Que voulez-vous dire !
- De ceux qui ne s’embarrassent point de fioritures lorsque cela n’est pas nécessaire. De ceux, enfin qui jettent aux orties les discours d’alcôves mielleux dont sont si friands les Rois : vous savez ce que Sa Majesté exige d’Oscar, et je veux vous l’entendre dire !

Ce vieux diable allait-il donc enfin céder ? Jusqu’à quand préserverait-il le mensonge infâme de sa fille, devant lui, de cet invraisemblable culot qui lui donnait envie de le châtier à coups de poing ?

Père dénaturé ! Impie ! A saccager bravoure et jeunesse sans le moindre scrupule. Le Comte ne savait ce qui le retenait encore un peu, l’incompréhension peut-être. Côtoyer la folie pour un esprit rationnel n’est pas chose aisée.

- “Je veux” ? répéta le Général en un rire sardonique. Après vos discours libéraux, vous pensez pouvoir me manipuler comme un pantin ? Je n’ai pas peur de vous, Monsieur, sachez-le ! Je vous méprise, pour tout vous dire...
- Et que m’importe, “Monsieur”...lâcha le Comte d’un rire froid en se redressant. Il ne s’agit pas de moi. Je ne m’attarde guère sur les mépris que je provoque comme vous vous en doutez. Il s’agit d’Oscar, et seulement d’e...de lui.
- Cessez de l’appeler Oscar ! Vous n’êtes qu’un rustre.
- Sans doute. Mais vous n’êtes pas plus digne d’être son père.

Le Général pâlit et se jeta sur le jeune homme, qu’il saisit par le col. Ce dernier ne broncha pas, se contentant de planter son regard dans le bleu azur tout aussi froid qu’une lame et ils restèrent ainsi, de lourdes secondes. Il n’était pas tout à fait fou, après tout, ce vieux fauve.

Mortifié il perçut enfin la provocation, la main du jeune homme prête à s’abattre s’il esquissait le moindre geste. Girodel l’avait mené où il voulait, le Général de Jarjayes en crevait de rage mais ne dit mot. Il relâcha le revers de la veste comme s’il eût brûlé sa paume, se rencogna vers la fenêtre parmi les ombres pâles du lever du jour.

- Vous n’en valez pas la peine...

Le Comte se sentit satisfait, dégoûté par cette petite lâcheté guère surprenante.

- Les mots sont bien difficiles à franchir la barrière de votre orgueil, n’est-ce pas ? reprit-il, la voix tenaillée de colère. Je vais donc faire le sale travail, tout rustre que je suis. Laissons de côté les piètres discours diplomatiques, et parlons vrai : lorsque Sa Majesté parle de “séduire” et rallier la Tsarine à notre cause française, elle parle ni plus ni moins d’entrer dans son lit ! Coucher avec la Grande Catherine, voilà l’habile plan concocté par ces beaux cerveaux de la Cour. L’avez-vous dit à votre fils, Général ?

Lui avez-vous vous réellement présenté les choses ainsi ?  Il s’en doute, peut-être, assurément. Sans vous en avoir jamais parlé. Le non-dit, élégance suprême ! Offrir votre fils de vingt ans à cette gourgandine, quelle gloire pour la maison Jarjayes ! Vous n’êtes pas sans ignorer la réputation de cette femme, n’est-ce pas, Général ? Oui ? Ses nombreux amants, ses fêtes clandestines où se travestissent hommes et femmes pour finir dans la plus sordide confusion des sens, les luttes de pouvoir qui gangrènent ce palais au risque de se faire égorger à chaque détour de couloir. Vous lui avez expliqué tout cela, à votre fils, “Monsieur” ?!

Pour toute réponse, le silence. Un profil d’aigle regardant au-dehors sans rien en voir, trahissant sa tension par la crispation de la mâchoire.

- Vous continuerez à éduquer mon fils aux manières qui conviennent pour réussir cette mission, murmura finalement le Général, sans bouger. Ou je vous jure de vous destituer et ruiner votre réputation sur trois générations. J’en ai le pouvoir, vous le savez.

Girodel s’adossa, considéra cet être sans plus aucun coeur humain. Mais il sourit, de pitié. Jusqu’à quel point était-il encore conscient de son hérésie ? Croyait-il réellement parler d’un fils ?

- Je vais le faire, en effet. Non pour vous, je rendrai mon épée avec le plus grand des plaisirs sans la moindre hésitation. Mon honneur va bien haut-delà de ma réputation dont je n’ai cure, notion dont vous ne semblez plus vous souvenir. Je vais le faire pour votre fils, Général. Mais s’il lui arrive quoi que ce soit, s’il lui arrive malheur je jure de vous étrangler de mes propres mains. Ce n’est ni une menace ni une forfanterie : c’est une promesse, Général de Jarjayes.

Et il étendit ses longues jambes sur la banquette pour dormir, sans plus prêter attention au regard devenu noir de rage du militaire.

 

 

Le voyage ne fut guère agréable, comme chacun s’y attendait ; une bluette pourtant, comparé au réveil d’Oscar.
Emergeant tant bien que mal la jeune fille sursauta de désagréable manière, lorsqu’elle découvrit dans un brouillard deux visages mous, face à elle, qui la fixaient très bêtement. Le Baron et sa vieille épouse faisaient route avec eux ?? Ah, non...ceux-là étaient jeunes...Oscar plissa les yeux pour les réajuster à la réalité, reconnaître son compagnon d’armes fut toute une affaire. Etait-ce normal que leurs têtes grossissaient à chaque chaos de route ? Ah, non...ils n’avaient pas de grandes oreilles non plus. L’un deux pourtant ressemblait à s’y méprendre à un gros champignon.
 

 

Se mettant finalement assise, elle manqua repartir dans le pays des songes en se cognant la tempe contre la fenêtre, jura, cracha à la grande épouvante du légume, témoin ses petits couinements révoltés. La comparaison s’arrêtait là, elle n’avait pas souvenir qu’un champignon crie tout seul dans les bois ainsi, c’était assez ridicule et cela se serait su. Mais cette odeur...une évocation douteuse de sous-bois la maintint dans le doute, de longues minutes furent encore nécessaires pour voir la modiste coiffée d’un chapeau qu’elle jugea ridicule. Vaguement en forme de champignon, en effet.
Un long moment encore pour se comprendre mutuellement. Oscar avait toutes les peines du monde à recoller ses deux morceaux de vie entre hier soir et ce matin et ce fut une très, très mauvaise surprise d’apprendre qu’elle avait dormi presque six heures dans ce cercueil volant.

Culdieu ! Impossible ! Ils mentaient, ces imbéciles !

Elle, dormir comme une pauvresse, une fainéante, une...pocharde.
Une honte.
 

 

Il devait y avoir une explication logique, suffisait juste de la trouver. Pas facile avec une langue plus chargée qu’un mousquet et des vêtements fripés dignes d’une momie. L’odeur douteuse venait d’eux, elle dut l’admettre. Une fugace image la projeta à la Cour, quelques mois plus tôt, tirée à quatre épingles dans son bel uniforme faisant comme à l’accoutumée une entrée remarquée.

Quelle relation avec l’espèce de motte blonde qu’elle offrait à présent ? Une malédiction peut-être...c’était sûrement ça. Ils avaient fait escale chez un sorcier puissant l’ayant condamnée à finir en boule de vêtements sales, torturée par la Reine des Champignons en personne.

Lamentable.
Tandis qu’un André charitable lui tendait un peu d’eau, une autre image bouscula le reste et faillit lui faire tout inonder. Girodin. Enfin, Girodel. C’est comme cela qu’elle avait osé l’appeler avant de...
De pâle, elle devint rouge, pâlit de nouveau, jura encore : tudieu ! Peut-on se suicider en buvant un verre d’eau ? Elle pria très fort, mais décidément on ne voulait pas d’elle là-haut. L’enfer était sur terre, là, pas de doute...C’était une catastrophe. Pocharde, passe encore ; mais...mais...ÇA !!  

L’angoisse de la jeune fille fut à son comble en se rendant compte qu’elle ne mettait rien de précis sous ce ÇA, tout était atrocement flou, avec une seule constante toute de même : quelque chose de terrible s’était passé hier au soi. Elle avait...

Oscar ne connaissait pas grand-chose aux élans du corps et ses remous intimes, le baiser était pour elle le summum de la perdition et après...après elle savait confusément qu’un homme et une femme n’en restaient pas là. Mais pour faire quoi et comment...mystère. Ce n’était que broutille de toute façon. Le baiser restait la faute originelle.
Et il était plus que probable qu’elle et Girodel avaient pratiqué...ces choses ! Logique ! Elle ne se souvenait de rien, enfin presque, le parfum du jeune homme lui chatouilla mentalement les narines. Tiens, c’est vrai qu’il sentait bon quand...bon dieu ! Mais qu’avait-elle fait. Les dames de la Cour pouffaient en parlant de ces sujets scabreux, elle s’en souvenait bien à présent.

Que n’avait-elle mieux écouté !
Elle se ressaisit en voyant les regards intrigués de ses compagnons de voyage, décidément c’était la pire journée de sa vie. Comme hier. Et avant-hier. Une longue épluchée de journées épouvantables, elle ouvrit la bouche et se ravisa : était-ce bien le moment de demander après combien de baisers on tombait enceinte ?

Puis il fallut changer les chevaux à la prochaine halte, mobilisant toute l’attention d’Oscar à ne pas descendre de voiture pour ne voir personne. Ou plutôt, ne pas l’apercevoir LUI. Qui ne vint pas s’enquérir de sa santé. Grâce à Dieu.
Sauf qu’une fois encore sa prière tomba dans les oubliettes célestes.

Ou bout d’une demi-heure, bien avant que ne s’ouvre la porte du carrosse, la jeune fille pressentit le désastre, une odeur, un bruit, son instinct de militaire lui ayant toujours rendu service à la maintenir en vie, elle ne sut l’expliquer.
Elle savait, voilà tout. Vite, en embuscade ! Se cacher ! Difficile de se déguiser en siège de cuir en deux secondes. Foutre ! Ses yeux papillaient tant elle les tint fermés, sa tête devait aussi former un angle des plus curieux pour son contemplateur. Parce qu’IL était là, elle en était sûre, par tous les diables !

Il reprenait sa place, pour la former, la tourmenter de fadaises russes, de...de fatras apocalyptiques touillés de ses yeux gris. Ah non. Ça, elle ne pourrait pas. Soutenir un pareil regard, jamais. Cela revenait, bon dieu, le souvenir qu’il fut penché sur elle, l’étreignant, sur un lit, lui frisa la colonne vertébrale de trop agréable manière. C’était horrible, cela DEVAIT être horrible !

La honte devait l’emporter sur tout le reste, cela devenait vital. Une priorité.
Question de vie ou de mort.

- Vous êtes bien la première personne que je vois dormir ainsi, le dos dans le vide en appui sur l’arrière de la tête, bouche ouverte...Très esthétique.

La voix n’était même pas sarcastique, il constatait. Vite, un verre d’eau, que je me noie !! Ridicule...mais hors de question de l’admettre. Avec une parfaite maîtrise elle fit mine de se réveiller, ronchonna, cligna des yeux méchants...qui à son grand trouble fondirent littéralement en éclaircissant sa revue de détail.
Bon sang, il n’était quand même pas désagréable du tout à regarder...

- Mal à la tête ?

C’était même pire, son estomac se mit à l’envers ou quelque chose de ce genre, ça non plus elle ne put l’expliquer. Incapable de rien dire. Muselée, par la savante manière dont bougeaient les lèvres de son Lieutenant. Pas ses paroles, non, ses lèvres. Vraiment.

- Vous avez l’air un peu plus vaillante en tout cas, c’est toujours cela de pris. Vous avez faim ? Soif, je n’ose vous le demander...

Ce n’était pas de jeu. Il s’était changé, lui. Elégant. Le drap sombre de sa veste découvrait l’ajustement du gilet de soie, de bon goût. Sobre et sans effets superflus. Plaisant.

- Dans le doute nous n’avons pas voulu vous importuner tout à l’heure, je vous ai laissée dormir tandis que nous mangions au relais de poste. Tenez, je vous ai gardé un peu de poulet. Cela vous dit ?
- Vous...n’êtes pas obligé.
- A quoi ?
- Votre...heu...sollicitude. Je n’ai pas pour habitude d’être servie.
- Il ne s’agit pas de ça. Sans vous offenser vous avez réellement piètre mine, Oscar.

Cette remarque ne lui fit pas plaisir du tout, sentiment très nouveau et soudain car le tirage à quatre épingles de sa tenue militaire était essentiellement une fonction ; en vérité elle se moquait la plupart du temps de son aspect. Sauf maintenant.

- Personne ne vous demande de me regarder, bougonna t-elle, agressive. Non plus de faire semblant d’être aimable, je ne vous demande rien.
- Et le ton de la voix redevenu intact, à la bonne heure ! J’avais crains, après hier soir que...

Il parut se raviser, la parfaite occasion pour elle de piquer un fard. Damnation ! Voilà qu’elle s’échauffait pire qu’une jouvencelle, ce qu’elle réalisa être en fait, à sa grande fureur.

- Hier soir, il ne s’est rien passé hier soir, répondit-elle précipitamment, la voix méchante.
- Vous ne vous souvenez de rien ?
- Non ! Pourquoi, je devrais ?!
- Non, pas du tout...

Elle crut surprendre de la déception dans ses yeux mais ne piocha pas trop. A peine si elle osait le regarder...Qu’on ne compte pas sur elle pour reconnaître quoi que ce soit désormais ! Puisqu’elle s’habillait en momie, autant devenir muette comme une tombe.

Son poing la démangeait. L’envie de venir s’asseoir en face aussi. Tiraillée entre deux sensations complètement antinomiques ; fuir, et approcher. Elle avait mal à la tête finalement.

- J’ai parlé avec votre père, tout à l’heure...

Allons bon.

- Je doute qu’il ait décidé de vous adopter.
- Non, en effet, sourit-il.
- Lui avez-vous dit que vous saviez que j’étais...
- Une femme ? Non plus.
- Ah...murmura Oscar étrangement soulagée.
- Vous avez déjà promis de m’arranger le portrait dès que possible, je n’allais pas cumuler les occasions. Je soupçonne d’ailleurs que cela ne va pas tarder : il m’a demandé de continuer mes “enseignements” et je doute que la suite vous plaise.
- Que voulez-vous dire !
- Maintenant que je connais votre...condition particulière, il serait temps d’aborder les notions concrètes. C’est toutefois un peu délicat...
- Je ne comprends pas, Girodel, parlez !
- Oui, c’est justement cela qui me chiffonne à vrai dire, allez-vous comprendre...
- Me traiteriez-vous de stupide par hasard ?
- Ce...mais non. Parler de certaines choses entre hommes est une chose diamétralement opposée que de le faire avec une dame, Oscar, voilà tout.
- Je ne suis pas une dame, Girodel !
- Vous devriez m’appeler Victor. Et je sais bien que vous n’êtes pas une dame, tout du moins théoriquement. Parce qu’en pratique, là, excusez-moi mais...
- Ni en pratique, ni en théorie ! explosa la jeune fille singulièrement mal à l’aise. Je...ne comprends rien à vos divagations habituelles, et cessez de sourire !
- Pardon ?
- Je...je voulais dire, arrêtez d’être...Parlez clairement.
- Très bien. Ne vous énervez pas, la suite risque d’être pire. Eh bien...vous n’êtes pas s’en vous douter de l’énorme problème que nous avons, pour la réussite de notre mission ?
- De quoi ?
- Vous, Oscar. Comment dire...vous êtes parfaitement consciente n’est-ce pas, de ne pas être...bâtie pour mener à bien ce pour quoi votre père vous a choisie ?
- Quoi ?!! Etes-vous en train de me dire que je ne suis pas de force ? Que je n’ai pas la résistance physique d’un homme pour...
- Il ne s’agit pas de résistance, grand dieu ! Il s’agit de...Bon sang, je savais que c’était une mauvaise idée...
- Allez au bout de votre discours Girodel, ou je jure de vous le faire payer !
- Eh voilà, nous y sommes. Impossible d’avoir une conversation normale.
- Bâtie ! Quoi, bâtie pour quoi !
- “Comment” serait plus juste. Vous êtes...ah vous êtes proprement agaçante ! Je ne sais vraiment pas comment m’y prendre avec vous.
- Vous y prendre, non mais dites donc !
- Comment comptez-vous séduire la Tsarine, dites-moi !
- Je...pardon ? Mais...je n’y ai pas encore pensé, c’est vous qui étiez censé m’apprendre à...
- Non, je ne parle pas de la façon de capter son attention. Je parle de la “séduire” Oscar ! Vous me comprenez ?
- Pas du tout, je ne parle pas l’imbécile !
- Bon dieu, coucher avec elle, Oscar ! Comment allez-vous l’honorer alors que vous êtes une femme !
- Qu...que je...
- Nierez-vous que cela n’est pas un énorme problème ?
- C...ce...
- Comment comptiez-vous vous en sortir, je peux le savoir ?

Elle aurait bien aimé aussi. Déjà savoir de quoi il parlait, l’aurait considérablement aidée au lieu de lancer ses pathétiques balbutiements. La fougueuse militaire ne savait ce qui la mettait le plus en rogne d’ailleurs, devoir se défendre contre une évidence certes floue mais plus que blessante, ou constater que son Lieutenant était franchement séduisant lorsqu’il s’emportait.

Et qu’elle aimait bien le regarder, de plus.

- Voilà que je vais devoir expliquer ce qu’est un homme, maintenant, mâchonna Girodel en levant les yeux aux ciel. J’aurais dû me casser une jambe le jour où j’ai accepté de venir.
- Ne faites pas comme si je n’étais pas là ! J’ai parfaitement entendu, et je vous somme de...
- Et vous ne me sommez rien du tout. Vous vous taisez et vous mangez, pendant que je réfléchis à la question. Il doit bien avoir un moyen de nous sortir de ce guêpier...

Oscar faillit rétorquer mais cette autorité tranquille ne lui déplut pas tant que cela, et puis elle avait faim tout compte fait. Autorité, mouais...point trop quand même, elle l’avait à l’oeil.
Pas tant que cela: elle faillit s’étrangler quand il lança enfin le fruit de ses cogitations.
L’idée qui venait d’éclore était tout simplement...monstrueuse.

 

 

 

11.

 

 

 

 

 

 

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