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Chapitre 12

 

 

 

- Non, non et non !! Je refuse ! C’est...ignoble ! C’est non !
- Vous voyez une autre solution ?
- Je...non...

Pas de fauteuils ici, laids ou jolis, on était loin du faste de la veille. Juste une modeste pension de la province prussienne, très propre mais peu adepte du mobilier de prix. Ce fut heureux car Oscar brûlait de casser quelque chose, et qui pour une fois n’était pas la figure de son Lieutenant. Ce dernier se tenait d’ailleurs devant elle, attablés qu’ils étaient face à une assiette de choux à la saucisse persillée. Ils parlaient aussi bas que possible, tactique parfaitement inutile puisque personne ne les comprenait, depuis qu’ils venaient -enfin - de franchir la frontière. La jeune fille ne pouvait cependant masquer un air des plus courroucés, intriguant tout de même quelques voyageurs. Chose qui lui était bien égal, devant “l’idée” qui ne cessait de poindre une tête hideuse.

- Comment pouvez-vous penser...que...
- Vous semblez bouleversée.
- Je...non ! Bouleversée, et quoi d’autre, vous divaguez Girodel !
- Encore une fois, que suggérez-vous ?
- Mais...mais je ne sais pas, moi ! Que voulez-vous que je vous dise, vous me prenez de court avec vos insanités !
- Qu’espériez-vous donc, Capitaine, persifla gentiment le lieutenant en s’adossant pour mieux la considérer. Lorsque je vous disais que vous n’aviez aucune notion de ce qu’est une femme...
- Taisez-vous !

Oscar se mordit la lèvre, de mauvaise humeur. Ce qui lui tenait lieu de cerveau froid et cartésien encore peu de temps auparavant paraissait aussi inconsistant que cette saucisse baignant dans le gras, devant elle. Le seul moment de vraie félicité avait été ce bain, tant attendu, une heure auparavant. Elle y avait englouti autant de fatigue que de honte, d’ailleurs...Des bribes extrêmement précises l’assaillaient depuis son réveil dans cette voiture, qu’attisait évidemment la présence de son Lieutenant malgré son propre acharnement à ne se souvenir de rien. Machiavélisme : encore une de ses tactiques vicieuses pour mieux la mettre dans l’embarras plus tard ! Il était aimable, courtois, élégant...façade que tout cela. La vraie vérité est qu’il la rendait nerveuse, vraiment, dès qu’il souriait de cette façon. Perdre ses moyens pour un peu de dents aperçues, même parfaites, il y avait de quoi rire ! Ou pleurer, elle ne savait plus...Depuis qu’il avait exposé son plan, l’horrible idée ne cessait d’étendre ses sombres tentacules insidieuses, obsédantes, cette réalité dérangeante tambourinait désormais aux portes de sa conscience et forçait le passage, bien obligée de regarder en face sa figure boursoufflée.
 

 

A cet instant Girodel faisait de même avec elle, et en silence...était-elle donc également hideuse, qu’il continuât de sourire ainsi ? Pire : elle l’aimait de plus en plus, ce sourire. Et comprenait de moins en moins cet homme. Ce mâle visage était...enfin peu importait.

- C’est non, s’entêta Oscar.
- Mais que vous importe, à la fin ! reprit Girodel. Vous êtes mariée avec la Tsarine ?
- Ne soyez pas bête, je vous prie.
- Et vous n’êtes pas mariée avec moi non plus...susurra le jeune homme d’un oeil malicieux.
- Mais vous êtes fou ?!
- Alors ! Dites-moi un peu ce qui vous dérange dans mon stratagème ! Il est parfait. Et surtout, il n’en existe pas d’autres...vous montez sur vos grands chevaux pour peu de chose, décidément.
- Vous appelez “ça”, peu de chose ?
- Et bien oui. Je regrette fort de devoir vous heurter sous ces réalités physiques, disons...crues, mais la situation ne nous laissent guère le choix vous en conviendrez.
- Girodel, cessez de me parler comme à une attardée je vous prie !
- J’essaie juste de me faire à l’idée que vous êtes une...
- C’est bien ce que je dis ! Je suis votre Capitaine, Nom de Dieu ! Et pas autre chose.

Une femme ! Il ferait beau voir qu’il la considérât ainsi !
Ses yeux sur elle semblaient prétendre tout le contraire. Traître.

- Bien, bien...”Capitaine”, grimaça t-il cependant. Je vais tout de même vous expliquer encore une fois : il va vous falloir séduire la Grande Catherine, Oscar. Capter son attention et la charmer de sorte qu’elle ne puisse plus se passer de vous. C’est un fait. Et c’est, de loin, la partie la plus épineuse de ce plan, je dois dire...
- Très drôle, grimaça la jeune fille en retour, sachant parfaitement qu’il la taquinait. 
- Vous vous introduisez dans ses appartements, continua t-il...vous éteignez habilement les chandelles en lui comptant mille fadaises que je vais vous apprendre...vous la faites boire - dans votre cas, beaucoup - et au moment de devenir son... “amant”, je serai caché là et vous remplacerai, si j’ose dire, au pied levé dans son lit. Dans l’obscurité et à moitié saoule, peu de chance qu’elle se rende compte du subterfuge ! Et au petit matin vous découvrant à ses côtés elle ne pourra que louer vos extraordinaires “capacités”, faites-moi confiance...
- Girodel, vous...vous me dégoûtez !! explosa Oscar, bien qu’elle ne comprenait encore clairement ce qu’il lui ferait.
- C’est pourtant d’une simplicité...leva t-il les yeux au ciel. Et plus bas, par Dieu. Peu de chance qu’on nous espionne dans ce coin perdu mais il ne faut pas tenter le diable, m’est avis.
- Que m’importe ces autres, à moi, je n’accepterai jamais ! Jamais vous m’ent...
- Nous vous entendons tous parfaitement, rassurez-vous. Trêve de discours, Oscar. Nous avons du travail.
- Ne m’appelez pas O...
- Finissez votre saucisse et rejoignez-moi dans ma chambre. Ne lambinez pas.

La jeune fille faillit tomber raide pour de bon. Il lui donnait des ordres : faites-ci et ça, finissez votre soupe, et puis quoi d’autre ?! Quand il fut parti - évidemment sur un de ses satanés sourires irrésistibles - elle s’étrangla encore. Un homme la sommait de le rejoindre, cela lui arrivait, à elle !
Comment ça, “elle”...
Oscar et sa saucisse se contemplèrent mutuellement, également consternées : elle pensait de plus en plus au féminin. Elle OSAIT penser “Elle. TUDIEU ! Le gras, bien sûr, tout ce gras lui brouillait l’esprit. Mais foutredieu el...il était encore son supérieur, non ? Et cet autre, dans une chambre ou ailleurs, devrait s’en souvenir. Et parlant de chambre...La jeune fille prit son couteau et s’acharna sur la pauvre charcuterie : un moment ce fut Catherine la pas si Grande que Ça, dans son assiette.
 

 

Il fallait se creuser les méninges, voilà tout. Trouver autre chose.
Parce que l’idée monstrueuse, NON !
 

Elle haussa les épaules quand elle aperçut divers regards brumeux posés sur sa colère, tous le monde avait l’air fou par ici. Y comprit Girodel. Surtout lui.

“Tu vas voir comme je vais t’obéir, maroufle”, grogna t-elle en montant les escaliers. Elle en avait assez des auberges. La campagne française lui manquait, elle-même se sentait fatiguée et plus énervée qu’elle n’aurait dû, elle n’aimait pas non plus les saucisses. Catherine de Russie lui apparaissait comme des plus haïssables surtout, son propre père également. Tout ce à quoi elle tenait se craquelait sans qu’elle s’en rende bien compte, ce “cours” allait être le parfait défouloir au fond.
Maudit homme.

Qu’il n’affiche pas son sourire, surt...merdaille. Perdu. Elle haussa encore un peu son niveau de jeu pour masquer l’attirance grandissante envers cette expression particulière. Son sourire, c’était comme une eau dormante, un petit caillou venant chatouiller un point fichtrement sensible et foutrement ignoré jusqu’alors. Son sourire...oui, ce sourire l’apaisait. Peut-être parce qu’elle se sentait enfin regardée, vraiment, de l’intérieure. Il ne fallait pas l’apaisement, son père le lui serinait assez. On utilisait les poings plutôt, c’était la seule méthode contre les sourires séduisants

- Alors ? persifla t-elle, aussi tendre qu’un canon chargé. Par quoi commençons-nous ? La gigue, la passacaille, le menuet courtois ? Dois-je apprendre à lancer les dames en l’air en leur récitant du Racine ? Ou bien leur montrer la base du contournement de fondrières, le chargement de fusil, le...
- Séduisez-moi, Oscar.
- ...quoi ?! rosit-elle sous la menace tranquille.
- Vous avez parfaitement compris. Séduisez-moi.

Il avança, de cette élégance simple dominant les passions grossières, et ses colères, à elle. Aucune provocation, un ordre sur un sourire, et voilà tout l’arsenal mis en marche pour laminer le monde entier sur son passage. Efficace, car elle en perdait la réplique.

- Eh bien, Capitaine ? Vous qui connaissez tout. Je suis Catherine, vos yeux éblouis se posent sur moi et désirez capter mon attention sur-le-champ. Que me dites-vous ? Comment vous offrez-vous, afin de me séduire ?
- Je...je...
- Brillant. Mais encore ?
- ......
- Je suis une femme, Oscar. Quels seront vos premiers mots ?

Délicate projection. Girodel était moins femme que jamais, à cet instant. D’ailleurs, ce n’en était pas une. Cela devait jouer un peu. Pas si apaisant que cela, même, l’un dans l’autre. Diablement...chaleureux. Enjôleur. Et, justement, séduisant. Si la Tsarine ressemblait à ça, peut-être que cela ne serait pas si horrifique...Oscar se secoua. Le gras de saucisse encore, mais jamais, jamais rien n’aurait raison de ses volontés.

- Mais...mais qu’en sais-je, à la fin ! C’est donc vous le professeur, non, vous ne cessez de vous en vanter ! Vous voulez la victoire ? Hein ? Eh bien vous l’avez, là, je ne SAIS PAS ce qu’il faut dire ! Soyez content, je m’en moque, dites votre petit discours que j’apprendrais bêtement et que chacun aille se faire pendre après !
- Il ne s’agit pas d’un jeu. Ni de guerre. Improvisez. Soyez vous-même, pour une fois. Regardez la Tsarine et laissez-vous guider par vos sens. Regardez-moi...
- Je...je n’en vois pas l’intérêt...s’embrouilla la jeune fille, dérobant sa gêne au superbe regard gris.
- Je ne suis ni vulgaire courtisane, ni obscure marquise de province. Je suis reine, je domine mon peuple et une partie de l’Europe. Je suis unique. Mon visage l’est-il aussi, Oscar ? Qu’y lisez-vous?

La voix était d’une redoutable douceur. Inquisitrice, fouillante, incroyablement exquise dans ses basses inflexions. Il avançait et la vaillante militaire ne savait plus où se mettre, trop orgueilleuse pour reculer mais le coeur pulsant comme mille tambours ottomans.
- Déclamez, Oscar. Laissez donc vos airs revêches, oubliez votre propre ego. Vous n’avez plus d’importance, vous. Regardez-moi, seulement mon visage, laissez-le envahir cet horizon intérieur qui vous tient lieu de sécurité, dites ce qui vous trouble, ce qui bouscule vos certitudes...
- C’est...c’est idiot, s’étrangla t-elle. Arrêtez de vous couvrir de ridicule, vous être grotesque...
- Non, je vous séduis, rétorqua soudain Girodel sur un tout autre ton, lui tapotant l’épaule au passage.

Estomaquée, elle le regarda aller jeter une bûche dans l’âtre et n’eut qu’une envie : en prendre une elle aussi et la lui faire avaler.

- Espèce de...!
- Merci. Elles disent toutes cela...approuva t-il malicieusement par-dessus son épaule en attisant le feu.
- Vous allez voir, moi, de quel bois je me chauffe ! Girodel, espèce de...
- Je sais. Mais voilà ce qu’est la séduction, Oscar : déstabiliser son interlocuteur, l’amener à percevoir ce qu’il ne verrait jamais sans vous
- Ne m’appelez plus Oscar, entendez-vous ! Pour qui vous prenez-vous, bon sang de dieu !
- Pour votre professeur, mademoiselle de Jarjayes.
- Si vous m’appelez encore une fois m...
- Dois-je donc ne plus vous appeler du tout ? Ce serait triste.
- Oh mais je vais vous en donner une, d’occasion de pleurer, et tout de suite ! lança t-elle provocante, en levant le poing.

Il souriait, le fumier. Redressé de ses travaux domestiques, il paraissait grand, tout près d’elle, et rudement planté sur ses certitudes quand elle lui saisit le bras pour le forcer à faire face. Mais aucune intention de se battre, apparemment. Au contraire, il fut particulièrement...étrange, comme d’habitude.

- Enfin ! triompha t-il en la contemplant. Quelle fougue ! Quelle flamme dans votre regard ! Voilà telle qu’il vous faut être Oscar. Allez ! Regardez-moi et parlez !
- Qu...oi ? Evidemment que je vous regarde ! rétorqua la jeune fille au comble de...elle ne savait quel sentiment. Vous êtes la personne la plus répugnante que je connaisse ! Je...
- Magnifique ! Continuez !
- Personne ne pourra jamais me croire coupable de vous avoir tué, vous n’être qu’un odieux, un vil, un...un...un...
- Bien ! Excellent ! Déclamez, bon sang, du nerf, de la passion !
- Et je vais défoncer votre adorable sourire avec la plus grande délectation, croyez-moi ! Je v...
- Adorable ? Qu’avez-vous dit, répétez !
- Ne me donnez pas d’ordre !
- Et bien voilà, ma chère : votre premier compliment galant ! Ce n’était pas si compliqué...

Toute sa fortune pour une réplique cinglante ! Rien, bien sûr. Comme toujours lorsqu’on veut du saignant, c’est la molle confusion à la place. Damnation.  D’autant que le sourire charmant n’avait nulle intention de se laisser congédier, particulièrement ravageur, même.

- Il faudra corriger le ton, bien évidemment, mais vous tenez quelque chose. Vous êtes une fougueuse nature, je m’en doutais. Les femmes adorent cela. Les hommes aussi, remarquez...et moi tout particulièrement. Bien ! Maintenant, l’attitude. Pour commencer, une règle d’or : défendre son territoire. Je pense que vous allez y exceller. Allez, en place !
- Que..mais, quoi encore ? balbutia Oscar en totale perte de repères.

Il passait du coq à l’âne, du charme à la théorie...combien elle se haïssait ! Laisser échapper une niaiserie pareille, “adorable”, et dans la foulée...il adorait vraiment les femmes fougueuses, lui ? Elle n’eut pas le temps de réfléchir à cet intéressant concept, qu’il la happait au beau milieu de la pièce. Il ôta sa veste et la jeta sur un fauteuil, puis se planta devant elle.

- Voilà. Nous sommes à la Cour, je suis Catherine, vous arrivez et me voyez environnée de courtisans. Qu’est-ce que vous faites ?
- Je vais me chercher un verre...grogna la jeune fille, de plus en plus mal à l’aise.
- Allons, un peu de bonne volonté ! La séduction est chose très agréable, savez-vous.
- Vous m’agacez avec vos inepties, et puis je suis fatiguée.
- Il n’en est rien. Réfléchissez, que faites-vous !
- Je...mais je ne sais foutre pas !
- Ne pas jurer comme un charretier serait un bon début, par exemple. Ensuite !
- Ensuite, je...que voulez-vous que je vous dise, je déteste les gens de Cour et leurs manies obséquieuses ! Je vous préviens, pas question de jouer les marionnettes poudrées, je...
- Vous n’arrêtez donc jamais d’aboyer ? soupira Girodel. Qui vous parle de pantin, soyez un homme au contraire, soyez viril et fougueux, allez.
- Mais...QUOI ?! Que dois-je faire, pisser sur le parquet ? Je ne me suis jamais trouvée dans cette situation vous ferais-je remarquer !
- Vous êtes d’une finesse ahurissante. Servez-vous de vos souvenirs à la Cour de Versailles. Alors...
- ... ?
- N’avez-vous jamais vu les manoeuvres d’un homme du monde ?

Un souvenir émergea bien, mais pas du tout viril et fougueux. Gloussant et froufroutant. Le jour de l’Infamie, lorsque la Reine l’avait mandatée pour cette atroce mission. Lorsque Girodel lui-même s’était un instant trouvé environné par un essaim de folles caquetantes. 
La jeune fille plissa les yeux dangereusement.

- C’est encore un de vos traquenards, je m’en doutais ! condamna t-elle de son index.
- Pardon ?
- Bien sûr, qu’il s’agit de pantin ! Vous voulez me transformer en une de vos poules de basse-cour, n’est-ce pas ? Jamais !
- Auriez-vous une indigestion ? Je ne comprends strictement rien à ce que vous dites.
- “Occuper le territoire”, Ah, et bien c’est moi qui comprends à présent ! Je n’irai pas glousser après les basques de la Tsarine, croyez-moi ! Faire comme ces pécores qui se pâmaient devant vous, le jour où mon père s’est mis en tête de demander votre aide, bien sûr que je m’en souviens !   Voilà ce qui vous plaît, en vérité ! Que l’on jappe après votre belle silhouette, hors de question que je fasse la même chose avec l’autre truie, ah non !
- “Belle silhouette”... ? Tudieu, vous êtes en veine de compliments, Oscar.
- Je...cessez de sourire béatement, Girodel ! Vos moqueries sont insupportables !
- Je ne me moquais pas. J’étais touché, au contraire. J’y attache du prix, car je sais vos appréciations sincères, faites malgré vous, même. Je suis donc heureux que vous me trouviez séduisant, assurément.
- Moi ? Quand est-ce que j’ai dit que vous étiez...ce que vous dites ?!
- Vous vous défendez mal Oscar, votre rire sonne faux. Mais laissons cela et continuons.
- Oh non, non, non Girodel, nous ne laissons rien du tout, trop facile ! s’énerva t-elle sans se rendre compte du terrain glissant dans lequel elle s’engageait. Vous énoncez des mensonges puis feignez l’innocence, je ne le tolère pas !
- En l’occurrence, j’ai trouvé mon maître en ce domaine. D’accord. Fort bien. Remettons en ordre cette vérité si chère à vos yeux : me trouvez-vous à votre goût
- Plait-il ?!
- Puisque vous n’osez répéter ni assumer ce que vous venez de dire, comment suis-je ? Hideux ? Infect ? Insupportable ? Attirant ?

Trop tard, pour tout. Contenance, répliques, mauvaise foi, tout ne pouvait que choir puisqu’elle l’avait bien cherché. Elle avait oublié combien ce gradé de malheur pouvait être pugnace. Il l’avait prouvé face à son père. Il l’avait fait plier, par son verbe. Malédiction ! Comment s’en sortir ? Et la tête haute, de préférence ? Elle ouvrit la bouche mais comme souvent il la prit de court, en traître, en vache, en soldat.

Il effaça la distance entre eux, la forçant au repli jusqu’au mur de chaux et posa une main près de son épaule, contre la cloison derrière elle.

- Difficile de ne pas me regarder à présent, Oscar, ne croyez-vous pas ? A votre aise de définir en détail mon visage de pourceau.
- Ces...sez vos fantaisies ! Lieutenant !
- Ni jeu, ni guerre, Capitaine. Simplement honnêteté.

Aussi ouvertement provoquée elle allait répondre, mobilisa ses volontés pour la verte riposte, et...abdiqua, sans même s’en rendre compte. Quelque chose vacillait dans son esprit, accentuant son peu de détermination à se défendre, acceptant, enfin, pleinement la reddition face à plus entêté qu’elle-même. En vérité, cela lui plaisait. Beaucoup. Qu’il fut à ce point opiniâtre surtout, la séduisait plus que tout discours. Cet animal à sang-froid attisait son intérêt, force était de l’admettre.

- Vous êtes la personne la plus agaçante qui soit, rugit-elle plus doucement.
- Je vous le concède, sourit-il, poing sur la hanche. Votre faute, aussi. Existe t-il élève plus indocile, je me le demande.
- Je n’ai jamais voulu apprendre ces...choses. Vous êtes exaspérant. Je ne sais pourquoi, j’ai toujours l’irrésistible envie de vous casser la figure, c’est ainsi.
- Même maintenant ?
- Surtout maintenant.
- La parole peut être tout aussi redoutable que le poing, savez-vous. Et c’est l’occasion rêvée.
- Pour...pour quoi ?
- De dire enfin toute la nausée que vous cause mon affreux sourire, peut-être ?
- Il n’est pas affreux...murmura t-elle, fuyante.

Il mima recevoir une flèche en pleine poitrine.
 

- Aurais-je bien entendu ? Un véritable compliment de la part du Capitaine, sans une bordée d’injures à la suite ? Fichtre !

- Elles pourraient revenir très vite si vous ne cessez de faire l’imbécile. Eloignez-vous !

Il n’obéit en rien. Évidemment. Et elle fut contente de cette insoumission.

- Rompre de si bonnes augures serait bien dommage, pourtant, rit-il doucement. Et si je suis idiot, je tiens à l’être totalement : je n’aime guère donner dans la demi-mesure. Ainsi vous ne me jugez pas si repoussant que cela...hum. Et quoi d’autre ?
- Pardon ? Ecartez-vous, Girodel
- Hmm, hmm, refusa t-il de la tête. Pas avant d’avoir entendu de vous la revue de détail complète.
- C’est...tout ceci est insensé !

Elle voulut s’abstraire d’un mouvement mais il lui barra le passage de son autre main. Penché sur elle, le cercle de ses bras suggérait presque une étreinte et le souvenir de sa propre attitude scandaleuse et avinée, la veille, lui sauta à la figure tel un monstre sorti des enfers.

- Ne faites pas ça...dit-elle, le regard assombri. 

- C’est vous qui avez commencé. Vous désiriez la vérité. Énoncez-la.
- Ne me donnez pas d’ordre, Girodel...

Ses armes familières s’émoussaient. Ses poings, oui. Elle les avait encore sur elle. Et du diable si elle se souvenait encore comment s’en servir : il la scrutait.

- Alors ? Jetez votre venin, cher Capitaine. Dites-moi la répulsion que vous inspire...quelle partie de mon visage, au fait ? Par quoi commencerez-vous. L’ensemble, assurément, ou me tromperais-je ?
- Vous n’êtes qu’un...
- Non, non, ma chère. Plus de notion subjective. Plus d’émotions. De la raison. Pure. De la critique. De la froide élaboration physiologique. Votre précision de docteur, Oscar, votre science, dites-moi.

Quoi dire ? Qu’il était trop près, vraiment trop. Qu’elle le trouvait beau ? Objectivement ? Etre ailleurs. Loin. Ou plus près encore ?

- Un autre de vos tours, une de vos diableries...pour la dernière fois, écartez-vous, dévida t-elle d’une voix atone.

Pas de réponse cette fois. Elle entendait sa respiration calme et une tension se matérialisait, se nourrissait de ce souffle. De ce silence, car il ne parlait plus.Non plus de sourire, et pourtant du regard il pénétrait au plus intime de ses yeux, elle en brûlait sur pied.

- Je vais donc me prêter à l’exercice, dit-il au bout d’un long moment. Vous êtes...la plus étrange personne qui se puisse connaître, Oscar. Et votre visage...
- Arrêtez ceci, monsieur.
- Point n’est besoin de faire vos yeux méchants, sourit-il, ils seront toujours aussi captivants. Ils en révèlent plus que vous ne voulez l’admettre. Je regarde votre visage, je le détaille...et vous êtes indéniablement une femme, en effet. Sans l’être tout à fait, je ne me l’explique pas. La vérité, Capitaine, est que vous me troublez. Intensément.

Elle reçut ce coup lèvres closes, non pas sous une flèche imaginaire, oh non, l’explosion fut on ne peut plus matérialisée dans la région de son propre coeur. Dieu ! Quoi répondre ? D'autant que cette constatation ne semblait pas particulièrement faire plaisir au jeune homme. Ou plutôt, Oscar choisit de le croire pour la simple et bonne raison...que son esprit et le reste se renversaient sous les ondes de choc successives qu’envoyait cette nouvelle réalité. Elle, le troublait...LUI ? Savoir ce que cela impliquait l’aurait fichtrement aidée, son ignorance la terrassa. Quoi répondre ! Presque enserrée par lui, il ne la touchait aucunement ; et pourtant presque dans ses bras, foutredieu ! Toujours condamnée à rester aux frontières des choses tangibles...

- La vérité, Capitaine, est que je ne sais plus comment m’y prendre, poursuivit-il. Vous êtes...si, comment dire...quelle curieuse impression lorsque vous êtes là, si près, vous me faites penser à ces plantes des terres hostiles et chaudes, ces plantes du désert capables de survivre dans les pires conditions et recélant pourtant le coeur le plus tendre qui soit. Personne ne connait leur secret. Lardées d’épines plus acérées que des poignards, et en elles vivifiées par la moindre goutte de pluie du ciel et de la terre. Je ne sais ce qui se cache derrière les épines de vos superbes prunelles bleues, Oscar...Avez-vous aimé être embrassée par moi ?

La question abrupte amassa le sang dans ses joues. Cet homme lui plaisait. Et l’envie de le cogner se démultipliait. Pour le toucher, peut-être ? Non, pour le cogner. Tout court. Il fallait que cela soit court. 
Elle secoua négativement la tête, comme une enfant butée, hargneuse.
Le mensonge appela un fin sourire, volatile, bien trop séduisant. La catastrophe ne pouvait que suivre.
Il se pencha soudain, d’une lenteur affolante et vint murmurer, là, tout contre sa tempe.

- Restez avec moi, cette nuit.

Ce fut trop. Oscar profita de cette force ployée, l’instant d’avant si palpable sous les plis tendus de la chemise à jabot, pour s’en extraire avec une maladresse consommée. Ses pieds avaient du mal à obéir, elle faillit même tomber lorsqu’il la retint mais les vieux réflexes avaient la peau tout aussi dures que ces cactus évoqués, tout juste : elle pivota et envoya son poing sans réfléchir, en fut la première surprise. Elle le regarda comme absente se masser le menton ; et pourtant il souriait, de manière absolument incandescente. Pas question de creuser cette bizarrerie, courage, fuir, sur-le-champ !

Les jambes cisaillées d’émotion elle chancela, contre le mur du couloir, jura, eut foutrement froid soudain.
Il n’était vraiment pas le seul à ne plus savoir comment s’y prendre.

Elle aussi devait absolument trouver une idée, hideuse ou pas, folle ou sage.

Reprendre l'avantage était de nécessité vitale.

 

 

 

12.

 

 

 

 

 

 

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