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Chapitre 20

 

 

Étrange comme de toujours avoir raison peut vous mettre les nerfs en pelote.
Pas de doute : tout était à refaire.

Le plus discrètement possible il était entré, avait refermé la porte à l’avenant, et rien qu’à se retourner l’évidence lui vrilla les sens. Planté devant cet autre feu, celui couvant dans les yeux clairs d’Oscar, il sut que ce qui allait suivre serait éminemment épique. Point besoin d’en deviner les subtilités, d’ailleurs ; Girodel ne savait que trop les ravages de ce simple mot, “jalousie”. En l’espace de quelques minutes de franchissement de couloir, il avait anéanti chez elle la délicieuse ivresse pour aiguillonner la conscience de la jeune fille, lui hurlant silencieusement que non, définitivement non, elle n’allait pas se rendre si facilement à ses pulsions.

En tout cas pas avant de lui avoir fait admettre qu’il avait tort, ce qui était rigoureusement impossible.
Prudent, il pesa de son poids contre la porte fermée et alluma les hostilités.

- Vous croyez qu’un sourire vous fera pardonner...grogna t-elle.
- Du tout. Je pensais juste que tu étais irrésistible devant les feux de cheminée. Je vais en mettre dans toutes les pièces de la caserne dès mon retour.
- Hier encore je vous donnais des ordres, alors si vous sortez encore vos arguments douteux je...
- ...tu me feras méthodiquement sauter les dents de tes poings, je sais. Tu es belle, pourtant. Très. Ôtes donc ta veste.
- Arrête de te comporter comme un seigneur face à une oie blanche.
- Et déboutonne ta chemise.
- Girodel !
- Hier tu étais dans mes bras. Comme à l’instant. Comme tout de suite, ou dans très peu de temps.
- Je ne suis pas une citadelle qu’on renverse quand l’envie vous en prend, Lieutenant !
- Entre militaires, pourtant...
- Mais tu n’es qu’un mufle !
- Je pense que tu devrais le crier un peu plus haut encore, les filles de cuisine risquent d’être déçues de ne pas avoir ce genre de viande à se mettre sous la dent, dès demain.

Elle se mordit les lèvres, autre manie décidément désarmante à chaque fois qu’il marquait un point ; et lui se sentait prêt à engager toutes les parties qu’elle lui proposerait.
Mais le feu dangereux ne baissait point dans ces yeux-là. Autant y jeter dans la foulée quelques bûches rhétoriques, histoire de se dégourdir les sentiments.

- Si tu t’imagines, chère Capitaine, que je vais arrêter là mon odieux pilonnage, prépares-toi: j’ai envie d’être sans pitié ce matin.
- Ne t’engage pas sur ce terrain...Je suis très fâchée contre toi, parce que...parce que c’est ainsi !
- Non mais tu es terrible, sais-tu ! rit-il de bon coeur. Un moment tu me regardes les yeux emplis de tendresse et de désir, et l’instant d’après te voilà transformée en furie éprise du combat de rue. Comment veux-tu que je ne meurs pas d’amour, après cela !

Elle l’avait cherché. Le grand - ou gros - mot était lâché, impossible d’en atténuer les méfaits ; il n’en avait d’ailleurs aucune envie.
Le gentil poison se distilla lentement dans le ciel de ses prunelles.

- Et voilà, à présent tu veux me casser les deux jambes, soupira t-il, juste pour faire bonne mesure. Je te l’avais dit, pourtant : je ne saurais me contenter de baisers furtifs, ou bien d’étreintes avortées, non plus de ces fades hommages à ton sale caractère. Tant pis pour toi. Tu vas devoir affronter un homme complètement envoûté par tes charmes, désormais. Un homme que tu convoites follement...
- Faquin ! Je...
- Et que tu veux pour toi seule, mon tendre et jaloux Capitaine.
- Quelle vanité ! Ce n’est qu’une fourberie de plus !

Le jeune homme sourit à ce front buté. Elle le consumait, avec son innocence en bandoulière ; il en était vraiment fou. Mais il adorait jouer, c’était plus fort que lui.

- Ah, et puis, tu as raison, exhala t-il élégamment. Je suis un butor boursouflé, une outre pleine de pintades aux yeux frits qui forment mon repas quotidien. Un militaire, en somme. Dommage, j’aurais adoré t’embrasser.

Et sans plus de discours il alla s’asseoir devant le petit secrétaire, prit une plume d’une nonchalance étudiée.

- Mais...que fais-tu à présent ! explosa sa belle emmerdeuse.
- Mmhh ?
- La conversation est loin d’être close, pour qu...
- Chut, Capitaine. Plus bas, avec tous ces complots qui rayent de leurs dents les couloirs, on pourrait se méprendre sur la teneur de nos conversations...
- Mais...!
- Et quoi, très chère. Tu n’es pas jalouse mais je suis un butor, transi d’admiration de surcroît, alors que tu n’en a que foutre. C’est très bien. La perfection, dirais-je. Je vais donc me dégourdir le cerveau en prenant des nouvelles de mon domaine, si tu le permets. Car je suis encore dans ma chambre, te ferais-je remarquer...

Ce n’était plus un brasier mais un volcan, qui grondait derrière ! Vraiment parfait.
Voilà Capitaine, que dis-tu de ce jeu-là ? A peine eut-il le temps d’agiter doucement le trop-plein d’encre qu’une main nerveuse arracha le tout, plume, papier, ciseau, puits, caillou, un deux trois, tu as perdu. Enfin, presque...car c’était sans compter le poids venu d’autorité en travers de ses genoux, avec toute la grâce d’un mortier de campagne.

- Pour qui te prends-tu, Lieutenant ! Tu...de quel droit, crois-tu que je vais me laisser faire ? Tu viens, tu souris, tu enlèves tes gilets et il faut que je me pâme ?
- C’est toi qui me l’enlevais, tout à l’heure...
- Ne change pas de sujet ! Tais-toi !
- Ah.
- Plus un mot ! Tu vas m’écouter à présent : je n’en ai pas que foutre, je viens de te le dire dans cette grange, et je suis peut-être un peu jalouse aussi mais...NE SOURIS PAS ou je te gifle !
- Très bien, très bien. Je serais d’une tristesse exemplaire. Je peux quand même oser une question ?
- Quoi !
- C’est la deuxième fois de la matinée que tu te trouves assise sur moi.
- Oui et alors !
- Je me demandais si nous ne pourrions pas organiser une sorte de rituel lorsque nous serons revenus à la caserne : tu viendrais t’asseoir, puis tu m’engueules tandis que j’embrasserais ta ravissante poitrine. Sans ta chemise, bien évidemment.
- Girodel, vas-tu la fermer ou bien...
- J’essaie juste d’être organisé.
- Et puis qu’est-ce que ces simagrées d’écriture !
- Pourquoi...elles sont aussi justifiées que le fait que tu sois précisément là où tu te trouves. Que tu regimbes tant que tu le peux alors que tu meurs d’envie de me faire l’amour. Et que tu n’acceptes pas, enfin, le fait d’avoir échafaudé un énorme mensonge dans le seul but...dans quel but, au fait, mademoiselle de Jarjayes ?

Elle eut sa moue adorable, c’est-à-dire l’air très fâché.

- Oh, toi, et tes yeux impossibles...mâchonna t-elle.
- Ce n’est pas une réponse.
- Ah parce que tu crois pouvoir me soumettre à un interrogatoire !
Hum, si tu me donnes ce genre d’idées, ton père risque fort d’avoir une attaque cérébrale en entendant la façon dont nous débusquons les traîtres. Oscar, il te faut choisir : ou tu t’en vas de là très vite, ou bien tu vas comprendre que je ne suis pas homme que l’on défie en vain.

Sa voix s’était légèrement altérée, comment faire autrement. La petite diablesse respirait par saccades, facile d’imaginer ce qui la comprimait. Et plus facile encore de concrétiser les moyens pour la soulager.

- Moi non plus, je ne suis pas homme à défier, osa t-elle crânement en relevant son joli menton.
- Ça, vois-tu, ça ne m’étonne guère.

Il la souleva fermement, ne rencontrant que peu de résistance. Juste ce qu’il fallait pour dire vrai, une vague protestation se cogna contre son épaule, bien trop heureuse qu’elle fut de nouer dans la foulée ses bras autour de son cou. Et ses lèvres, irrémédiablement trop proches des siennes.

- Girodel, tu m’exaspères...
- Je sais. Toi aussi, grogna t-il en resserrant sa prise.
- Je n’aurai jamais les yeux frits.
- Je n’en doute pas. Et tu pourfendras sauvagement les pintades, désormais. N’est-ce pas ?
- P...peut-être.
- Oscar, dis-moi...qu’allons-nous devenir exactement ?

Il ferma les yeux pour mieux goûter ses silences, venus tout contre sa joue; suprême cachette pour ne pas répondre...Il allait faire une liste de questions hautement gênantes, juste pour la tenir ainsi. Et Dieu sait s’il y en avait...

- Tu sens divinement bon...gémit-elle finalement.
- Tu consens à rester dans mes bras pour l’unique raison que je n’empeste pas le crottin et la sueur ? Tu m’en vois ravi.
- Imbécile.
- Un peu, tu as raison. J’essaie seulement de ne pas perdre mes moyens à t’entendre murmurer dans mon cou. Tes lèvres son fraîches mais ton front est brûlant. Je fais des efforts surhumains, sais-tu.
- Des efforts, pourquoi ?
- En premier lieu, pour ne pas me comporter en hussard à vouloir te posséder sur-le-champ.
- Oh...
- Et oui, très chère, vous me faites un certain effet, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.
- Et en deuxième ?
- Je crois qu’il n’y en a pas, en fait.
- C’est ennuyeux.
- Très. Attends, je propose de t’étendre sur ce lit et de réfléchir intensément  à ce deuxième point. Qu’en dis-tu ?
- Cela me parait équitable.
- Fort bien.


Il la contempla bientôt méthodiquement, un coude posé près de son visage en respirant de plus en plus lourdement. Le jeune homme se racla la gorge, décidément très à son aise, face à ces paupières obstinément closes. Elle possédait une beauté saisissante, androgyne, qui vous broyait le coeur.

- Je crois que ça y est : en deuxième lieu disais-je, mes efforts surhumains portent également sur le fait que je suis en train de ne pouvoir me passer de toi, dit-il d’une voix distraite.
- Et cela aussi, c’est ennuyeux ?
- Foutrement.
- Pourquoi ?
- Pour tout un tas de raisons, très longues et très fastidieuses à détailler.
- Victor ?
- Oui...
- Enlève ton gilet.
- Tu as l’art de résumer tout un drame en une phrase, Capitaine ! Mais je n’en ferais rien. Déjà parce que je n’en porte pas aujourd’hui, et qu’en troisième lieu, j’ai autre chose en tête.

Il savait que se serait une catastrophe.
Avant même de l’embrasser, penché sur elle depuis quelques minutes, ça ne pouvait que mal finir selon son point de vue. Tandis qu’il capturait sa bouche d’une volupté nouvelle, il sentit précisément l’instant - aussitôt - où elle ouvrit les yeux. Plus d’orage, juste l’indignation d’être à ce point surprise.

- Tu...essaya t-elle quand il se redressa.
- Oui Oscar, je sais.
- C’était...
- ...différent ? Je t’ai prévenue. Et cela va te déplaire : il semble bien que je t’aime, oui, malgré tout mes beaux préceptes d’indépendances. Cela me contrarie autant que toi visiblement.
- Je ne suis pas contrariée...c’était...doux, troublant...
- Et stupide de ma part. Je suis prêt à te servir d’amant autant que tu le souhaites, sans toutes ces choses que tu considères sans doute comme des fad...

Elle le saisit à la nuque, emmêlant ses doigts dans la souplesse de sa chevelure pour elle-même revenir goûter au coeur chaud de sa bouche. Il ne put empêcher de nouveau le scandale de son ardeur, pour elle. Tout entier exprimé par la pression de sa langue, la délicatesse du jeu de séduction soudain instauré, ses mains masculines s’enroulant autour de la taille bien trop fine pour sa noblesse d’esprit.
D’autant qu’elle s’écartait comme à regret, comme si...appréciait-elle vraiment cette désastreuse évidence ?

- Je te tuerais si tu oses embrasser quelqu’un d’autre de cette façon...souffla t-elle d’une voix hachée.
- Cela va devenir compliqué, répliqua t-il sur le même ton, d’une voix qu’il espérait neutre tandis que son coeur explosait.
- Pourquoi ?
- Déjà parce que je n’en ai pas envie, et que la suite risque d’être encore pire.
- Je ne comprends pas...

Il tira sur les pans de la stupide chemise - comment avait-il pu se laisser berner par ses défroques de garçon ? - afin de mieux considérer les bandes étroites.

- Ces prochaines minutes. Et toutes celles d’après. Tous ces prochains jours risquent d’être différents. Je te veux, Oscar. Et c’est très grave, car je ne saurais cacher ce genre de sentiments. En d’autres termes je risque d’avoir les yeux frits...

Spectacle délicieux que de voir les bandages s’agiter sous son rire de gorge ! Il entreprit de les lui enlever.

- Victor, tu es un être déroutant...
- J’ai comme l’impression que ce n’est pas un compliment, ça.
- Tu parais toujours si sûr de toi, si...détaché, maîtrisé en toutes circonstances. Presque austère, même. Et puis...Elle bloqua sa respiration quand il laissa voleter le bout de ses doigts contre sa peau enfin dénudée. Et puis quand tu veux quelque chose, tu sais être à ce point...conquérant...Je ne sais plus très bien quoi penser, en particulier lorsque tu fais...ça.
- Je vais brûler ces bandages. Et tous tes autres vêtements, d’ailleurs. Tu te tiendrais là, nue, et je te vénérerais le restant de mes jours.
- Tu as les mains douces...
- Elles sont affreuses, comparées à la perfection que je touche.

Impossible de ne pas l’embrasser. Même quand elle vous serrait ainsi, languide, étroite autour de votre cou et se donnant, on sentait la force couver dans le corps gracile. Chez Oscar se fusionnait les contraires, particulièrement quand ses seins se pressaient contre sa chemise à demi-ouverte par leurs récentes frasques dans la bibliothèque.

- Attends, réussit-il à articuler alors qu’elle voulait faire de même, la main crispée sur son vêtement, à lui.
- Et tu crois que je vais t’obéir ? Tu m’as dit qu’on pouvait être un homme en amour, j’en suis un, un point c’est tout.
- Indéniablement, acquiesça t-il en baisant brièvement son sein gauche.
- Alors déshabille-toi !
- Certes. Mais rien ne presse. Vois-tu, je suis toujours sidéré par mon aveuglement face à la grâce spéciale de ta nuque. Il faut dire que j’avais des circonstances atténuantes à cause de ces cols militaires, mais tout de même...

Par ses caresses elle se tourna imperceptiblement, le laissant conquérir cet étrange territoire lorsqu’il dégagea la masse blonde de ses cheveux.

- C’est là que réside une grande partie de ta féminité, et je n’ai rien vu.
- C’est absurde, voyons ! Tu as vraiment des réflexions...bizarres....

Sa voix s’érailla sous l’hommage appuyé de sa bouche à l’exact endroit, jusque là serein, parsemé de minuscules mèches. Plus que par des mots le creusement de ses reins indiqua le trouble intense qui la possédait, ce n’était pourtant qu’effleurements, mais sa fièvre montait, précise. Seulement ce n’était pas chose commode que de révéler son désir subit ; elle cacha son visage entre ses bras repliés, à la grande joie du jeune homme qui put continuer son traitement particulier.

- Te rends-tu compte, à présent, à quel point tu me plaît...murmura t-il au bout d’un moment le long de sa colonne vertébrale.
- Je crois que je te hais, Lieutenant. Je n’arrive pas à te résister et je déteste cela !

Il rit, créant un nouveau mouvement lascif sur ce corps envoûtant, puis remplaça ses baisers de ses doigts pour revenir vers elle, si confuse, et parfaitement captivante.

- Alors que c’est toi qui fais de moi ce que tu veux, non mais je te jure...
Elle lui balança un regard brumeux plein de cils.
- Même tes mains semblent différentes...
- Te souviens-tu de mon air contrarié, cette nuit ? Tu pensais que j’avais un secret, ce qui n’était pas si faux. Je savais juste que cela ne pourrait plus être si simple, dès que je te toucherai de nouveau. Tu as pris possession de mes sens plus que je ne saurais dire. Plus que la décence ne le permet, à n’en pas douter. Pire, Oscar : tu me prends le coeur, rien qu’à me regarder de cette façon.
- Il se pourrait que cela soit pareil pour moi...
- Mais non. Je ne suis qu’un sombre butor mal embouché, un menteur.
- Cesse de te moquer ! Je dis ces choses...parce que je ne sais pas faire autrement, et tu le sais fort bien; tu me laisses si peu de choix, parfois.
- Moi ? Tu ne serais pas un petit peu de mauvaise foi, Capitaine de Jarjayes ?
- Jamais.

Il aurait volontiers continué ses caresses bien plus avant mais, ainsi qu’il le constaterait plus tard, elle ne lui en laissa guère l’initiative. Repartant à la conquête de sa chemise béante elle s’allongea sur lui, impériale, ses hanches sournoisement posées sur les siennes éminemment tendues. Comme toute authentique ingénue qui se respecte, son emprise sur lui grandissait d’heures en heures.

- Tu es ma concubine et je vais faire de toi ce que je veux, gloussa t-elle.
- Compte là-dessus, Capitaine.
D’autorité il la saisit pour mieux s’asseoir l’un l’autre sur le lit, coinçant sa taille de son bras.
- Tu es irrésistible lorsque tu souris, fronça t-elle des sourcils. Vraiment, tu m’agaces.
- Une arme bien misérable face aux tiennes.
- Tu es le seul homme que je connaisse qui ne se laisse soumettre en rien. Cela me perturbe hautement.
- Voilà que les mensonges changent de camp. Ce que je suis te plaît, Capitaine de Jarjayes, tout ton corps le clame.
- Peut-être...je ne sais pas...en fait, je voudrais...non, rien...

 

 

 

20.

 

 

 

 

 

 

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