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Chapitre 7

 

 

 

La chevauchée des Cosaques faisait rage, tambourinait, glaçait les sangs. Leurs chevaux trempés dans de la lave en fusion ravageait les chemins de pierres qui à leur tour se transformaient en coulée incandescente. Aucune végétation ne subsistait.
Cogne, cogne, cogne....le crépitement était insoutenable, la vitesse comme une lame de rasoir...l’air sentait le souffre et le vomi...

....le vomi ?!


“ Aaaaaah !!!!!!! “

Rose Bertin se dressa comme un ressort pour aussitôt s’affaler en gémissant, lamentable, sa tête prête à exploser. Une migraine sans nom la crucifiait, jusqu’à son cri poussé d’une langue plus épaisse qu’une semelle de boiteux. Et ce goût effroyable, aigre, brûlant sa bouche...
Elle avisa soudain une forme qui se tenait là, près du lit où on l’avait étendue, une silhouette si indéfinie et massive qu’un temps le cauchemar fut réel : elle avait été enlevée par une bande de sauvages russes qui l’emportaient dans leur caverne infernale.

- Ne vous agitez pas, mademoiselle ! Tenez, buvez un peu de...
- Ne...ne me parlez plus de boire ! Gémit la jeune femme.
- Mais c’est pour votre bien...

Avec des gestes maladroits André tentait de lui appliquer un linge sur le front mais elle le repoussa, une seule envie à peu près claire dans son esprit : mourir. Tout plutôt qu’endurer pareille horreur ! Pouah ! Sa bouche s’était donc transformée en égout ?
Au bout de quelques secondes elle put tout de même se soulever et prendre une gorgée du liquide que le garde-malade s’obstinait à vouloir lui administrer.

- Mais qu’est-ce que c’est, vous voulez m’empoisonner ?! recracha t-elle, n’y parvint pas, s’étrangla longuement.
- C’est une décoction de mélisse et de romarin séché, l’aubergiste dit que c’est le seul remède contre ce que vous avez...
- Et qu’ai-je donc, bon sang, la peste ? gémit Rose en retombant contre ses oreillers.
- Non, la gueule de bois...

Le jeune homme n’en menait vraiment pas large.
Il avait été établi que tout était de sa faute. La longue litanie des “tu aurais dû” s’était déversée un peu plus tôt, seul Girodel était intervenu en sa faveur. Grâce à lui d’ailleurs qu’on restait une nuit de plus dans cet endroit maudit, à la fureur d’Oscar. Ils perdaient des heures précieuses, à cause de lui...De sa faute, de sa faute...ce n’était plus une redingote qu’il devait porter mais une croix !
Cela s’était un peu calmé lorsqu’il avait émis le désir de veiller sur le sommeil de Rose Bertin, tout le monde était tellement harassé qu’on avait fermé les yeux sur le protocole un peu douteux de la chose. Il eut été préférable que ce fut la femme de l’aubergiste...mais celle-ci étant partie le mois précédent avec un sergent de passage, on n’osa pas vraiment remuer le couteau dans la plaie des convenances.

On loua mollement le dévouement du jeune homme, tout au plus.
Dévouement, ah que t’en foutrais-je !
André ne vivait plus, atterré de ce qu’allait révéler la suite des évènements.
De quoi donc se souvenait la demoiselle ? Des heures qu’elle délirait, s’animait pour mieux retomber dans l’inconscience, repoussant sans cesse la terrible échéance...et voilà qu’à présent, on y était : l’heure de vérité tambourinait aux portes de sa vie et il n’était vraiment pas disposé à lui ouvrir.
La nuit commençait à poindre et déjà André se préparait à s’y dissoudre car il ne faisait plus de doute qu’une reconversion serait nécessaire. Si la modiste se souvenait de l’essentiel, le jeune homme n’aurait plus qu’à rentrer dans la clandestinité et devenir brigand des très très très lointains chemins pour espérer sauver son postérieur. Et encore, même avec deux océans entre eux, Oscar était capable de le retrouver pour lui couper ce qui les différenciait depuis l’enfance: toute son anatomie y passerait, jetée aux cochons.

Il y tenait, lui, à son physique ! Il l’adorait, son physique, les filles adoraient son physique alors pas question de finir en fricassée, ah, non !

- Ne vous rendormez pas, mademoiselle, heu...tenez, buvez encore un peu...
- Laissez-moi mourir en paix...gémissait elle.
- Ne dites pas ce genre de choses, allons...buvez...Vous vous souvenez de ce qui s’est passé, la bagarre...
- Mais arrêtez de me harceler, je n’ai pas soif !
- ....dans la taverne ?
- Cela a un goût épouvantable....rhaaaa ma langue aussi, tout empeste dans cette chambre !
-  ...les hommes qui nous ont attaqué, notre riposte, le butor qui vous a assommé,...non ? Vous ne vous rappelez pas ?
- Vous avez mué ? Pourquoi parlez-vous comme une cloche de cathédrale !
- A...alors, vous ne vous souvenez pas ?! Vraiment ?
- Vous avez changé de nationalité, aussi ! ... Parlez français, je ne comprends rien...
-  ...et...et notre conversation...vous l’avez oublié, n’est-ce pas...
- Je ne parle pas le russe, inutile d’insister !
- Mais alors c’est merveilleux, vous avez tout oublié ?
- ...êtes vous donc une centaine dans cette pièce, arrêtez de tous crier en même temps ! Qu’est-ce que j’ai oublié !
- ...reposez-vous, tenez, reprenez encore une gorgée, je vais aller prévenir le Capitaine de Jarjayes, je...
- Je vais me noyer dans cette mixture, c’est infect ! Le...Capitaine ? Quel Capitaine, je...OOOOOOOOHHHHHHHHH !!!!! Le Capitaine...UNE FEMME....je me souviens, il est...elle...


Mais quel sombre idiot !            
Imbécile heureux, à croire que d’un trait de romarin on supprime le fardeau des soirs de tavernes, l’aurait-il joué plus finement qu’elle ne se serait rien souvenu du tout ! Voeux pieux...oublier une révélation pareille ?

- Heu....non, non mademoiselle, que racontez-vous...bégaya piteusement André.
- MAIS OUI ! Je me souviens parfaitement maintenant ! Arghhss, cette boisson...éloignez ça de moi, cela va trouer les draps. Et que fais-je sur ce lit, au fait ? Et...mais je suis seule avec vous ici ?!!

L’esprit si naturellement pur de son interlocuteur ne percuta pas sur l’instant : eh quoi, il avait bien d’autres chats à fouetter, sa fuite, la reconversion, tout un tas de fripouilles à contacter pour constituer un camp de brigands digne de ce nom...Dame, oui : même gredin il aurait une réputation à tenir. Sinon c’était la porte ouverte à la mesquinerie des fossés et cela, pas question. D’accord pour fuir comme un malpropre et protéger ses abattis, mais à condition qu’il soit le chef de quelque chose. Assez de se faire mener par le bout du nez par tout le monde.

- Tournez-vous immédiatement !

Le cri outragé le fit revenir à la surface. Hein ? De quoi ? Elle mourrait ?

- Qui vous a permit de me mettre ici ?
- Pardon ? Mais...vous étiez inconsciente...
- Et ne regardez pas, je suis affreuse !
- Vous avez l’air d’aller mieux, pourtant...
- Je ne vois pas le rap...tiens, mais c’est ma foi vrai.

Avec précaution, elle se tâta le visage comme si ce dernier fut revenu après une longue promenade dans la lande, pas très sûre qu’il fut entier...si...le nez...les joues...

- Hum...admettons que vous m’ayez aidé, en effet...mâchonna la modiste d’une voix pâteuse. Mais ça n’excuse pas tout, vous auriez dû ne pas me faire boire ainsi !

André soupira, une nouvelle fois.
Avant de fonder la branche active des “Manants des Bois” - nom qu’il venait de trouver mais encore en gestation - il aspirait à un bonheur simple : rencontrer enfin une personne qui ne lui servît point du “vous auriez dû” juste après quelques minutes de conversation.
Par désuvrement il l’aida à boire de nouveau de cette mixture infernale, à leur étonnement commun elle avait un effet plutôt positif. Rose Bertin s’assit tout à fait, tenta de remettre de l’ordre dans sa coiffure de guingois, lissa les plis de sa belle robe et croisa les bras.
Et, malgré son manque d’expérience de la gent féminine, André pressentit immédiatement que l’ordre particulier de ce cérémonial présageait du pire. Pour lui, évidemment.

- C'est absurde. Complètement contre nature. Mon petit André, vous allez m’aider à remettre de l’ordre dans tout ceci.

Il faillit lâcher la bouteille, tourner les talons et s’enfuir en hurlant dans le premier bouquet d’arbres venu, tant la voix ferme contenait d’inextricable. Le “tout ceci” était horrifique, pas de doute.

La suite allait être bien pire.


Pendant ce temps  (comme il est d’usage dans tout récit avec plein de personnages qui ne savent plus qui fait quoi ni où ni comment), dans la chambre de Girodel se jouait aussi un drame sans nom.
Ce n’était pas précisément la chambre du Comte d’ailleurs, pas spécifiquement réservé à son seul usage, pouvait-on dire car sitôt André expédié, son père occupé à tourmenter les cochers pour un hypothétique départ imminent, Oscar avait une fois encore décidé que le désastre de la taverne avait été fomenté par le Comte et ses idées de “ sourires lancés à-tout-va”.
Absurdité, certes, mais la jeune fille trouvait déjà l’existence en elle-même complètement idiote et sans le moindre sens. Aussi Girodel avait traîné après lui et son désir d’éponger le sang qui lui maculait la bouche et une sorte de furie non moins sanguinolente, plus commode à elle seule qu’une horde de molosses affamés.

- Vous êtes...vous n’êtes qu’un idiot ! s’écria t-elle, la porte claquée derrière eux. Voyez encore une fois où vos inepties nous conduisent, je...
- Et bien voilà donc autre chose, ricana Girodel. Le fait que je sois là pour vous inculquer je-ne-sais quelle bonne manière, est en effet la plus parfaite idiotie. Mais, Capitaine, dois-je vous en informer pour la énième fois, je ne suis pour RIEN dans les divagations de votre très estimé géniteur.
- Monsieur !
- Serviteur, ne vous déplaise ! clama à son tour de très méchante humeur le Lieutenant faisant face au déferlement. Et cesserez-vous un jour de vous emporter à la moindre contrariété ? Avec tout le respect que je vous dois, vous avez l’air d’un gamin trop gâté !
- Mesurez vos paroles, Girodel ! étouffa Oscar. Tout comme votre respect: vous pouvez vous le carrer bien plaisamment dans le cul !
- Aaaah, enfin, le vrai visage du Capitaine de Jarjayes ! Finesse et gant de soie, taisez-vous bonnes gens, l’élégance parle !
- Oh, je vous en prie, hein, mon petit Monsieur. Vos airs de vierge effarouchée vous vont aussi bien qu’à moi les babouches du Grand Turc. Contrariété, dites-vous ? Vous nommez ce fatras, contrariété ? La favorite de Sa Majesté entraînée par une meute de soudards jusqu’à en recevoir trois ou quatre en travers de la figure, contrariété ?
- Comme vous y allez, juste un...
- Taisez-vous ! Trois ou quatre disais-je, et qui plus est en complète ébriété ?!
- Eh oui, si ce sont des soudards...quoi de plus normal...
- Ôtez ce sourire bête ! Je parle de Rose Bertin, aussi pleine qu’une vache de lait ce soir !
- Mon Dieu mais vous faites merveille !  applaudit le Lieutenant. Comme la citation est heureuse, vraiment. Ses Majestés vont particulièrement apprécier lorsque je Leur relaterais la raison de votre échec !

Oscar leva un menton farouche
- Comme si vos menaces sont de quelque impression sur moi ! Vous nous amuserez, mon petit Lieutenant, tant vous serez grotesque lorsque je vous déclasserais face à tous vos soldats.

Cette fois le sourire disparut pour de bon. Girodel marcha sur son supérieur, et tout bonnement lui saisit le col, à la profonde stupeur d’Oscar.

- Voulez-vous savoir, grogna t-il, je suis d’accord avec vous, cessons ce petit jeu. Laissons tomber la fade hypocrisie : je ne vous aime pas, Jarjayes. Vous détesterais-je que cela serait encore trop. Non, je ne vous aime pas du tout, et je vous le dis de manière très courtoise et très simple, pour l’unique raison que vous êtes en effet un gamin sans éducation. Je ne vous aime pas à cause de vos grands airs, de cette allure de matamore dont vous usez et abusez à tous propos. Vos cris et vos injures, Jarjayes, me fatiguent. Me lassent. Et m’exaspèrent à un point tel, qu’il va vous falloir un peu plus que vos fureurs pour vous protéger de mon poing dans la figure, là, tout de suite.

Il la rejeta contre le mur, non pas violemment mais bien pis, si méprisant que la jeune fille en resta coi quelques secondes.
Un frisson désagréable couru le long de son échine. Il n’était pas...plaisant du tout, son Lieutenant, inquiétant pouvait-elle dire si son orgueil ne l’aiguillait pas. Mais elle était fière la Capitaine, certes oui, trop, évidemment. Elle crispa sa main le long de sa cuisse. Le sang coagulé sur un coin de la bouche du jeune homme formait une tâche noirâtre assez comparable à la blessure de sa propre joue: deux diables, voilà de quoi ils avaient l’air dans ce taudis.

- Vous voulez vous battre, hein...gronda t-elle, mais avant qu’elle ne comprenne quoi que ce soit une douleur fulgurante lui déchira la mâchoire.

Girodel la contempla du dessus, tombée, l’oeil tout à fait furieux.

- Non, je ne le veux pas. Je le fais. Et voyez, c’est vous qui avez gagné. Soyez-en heureux : je m’en vais. C’est là tout ce que vous vouliez n’est-ce pas ? Je pars, sur l’heure. Me “carrer” le respect sous le cul de ma selle, autre plaisante citation qui ces prochains jours devrait vous tenir en joie. Appelez votre père, puis menacez ce pauvre aubergiste pour qu’il vous dégote une bonne bouteille. Et buvez à ma mauvaise santé. C’est ainsi que vous envisagiez l’avenir, non, en me suivant ici dans cette chambre ? Allez donc festoyer Capitaine, votre vie est belle !

Il se détournait mais la rage d’Oscar n’en avait pas fini : muette, oui, muselée comme jamais et pourtant hors d’elle, le talon de sa botte frappa durement le mollet. Traitresse, et alors ! Par derrière, c’est tout ce qu’il méritait.
Il rugit, littéralement, se retourna pour frapper encore mais elle avait anticipé. Le poing battit l’air et elle, haineuse, cogna l’abdomen. Bon sang, il aurait dû s’effondrer ! Maudit homme, diablerie, il tint bon et évita un deuxième assaut, lui saisit la gorge, profita de sa surprise.
Quelle force, peste !
Etranglée à moitié, sa tête tapa contre le mur, pourtant bien consciente elle se força à le toiser.
Battue ! Défaite, totalement ! Epinglée au mur comme une vulgaire mouche, la colère lui tordit le ventre.

- Eh bien moi, Girodel, moi je ne vous déteste pas, articula Oscar avec grande difficulté. Je ne vous déteste pas, non. Je vous hais. Et ce n’est pas encore assez.

La main virile serra un peu plus.


André dressa l’oreille, de l’autre côté de l’aile où se trouvait leur chambre.

- Vous avez entendu ?
- Quoi donc, grogna Rose Bertin rassemblant les plis de sa robe pour descendre du lit, vous parlez de ce troupeau de volailles qui tentent de tuer les clients dans le couloir ? Je sais, il n’arrête pas de me percer les tympans depuis tout à l’heure.
- Mais non, ces voix...n’était-ce pas Oscar ?
- Ha ! Si c’est une femme ça ne m’étonne pas, ricana faiblement la modiste. Votre Oscar crie, de toute façon. Je l’ai déjà remarqué. Elle crie tout le temps
- Je vous demande pardon ? grommela André en reportant son attention sur la jeune femme, plutôt mécontent. C’était LUI qui devait critiquer son amie, seulement LUI.
- Je dis qu’elle vous traite plus mal qu’un chien, gémit Rose. Mon Dieu, ma tête va exploser ! Enfin peu importe, les hommes adorent ça. Vous en redemandez, même.
- Mais...pas du tout !
- Oh, ne criez pas à votre tour, pour l’amour du Ciel...Passez-moi de l’eau, puisque vous êtes là...non, pas de cette mixture, de l’eau ! On m’envoie en Russie pour confectionner un manteau, je gage à présent que ma mission est toute autre. Tout se remet en place, oui. Ma tête...
- Je ne vous suis pas très bien...marmonna le jeune homme, vous... vous... m’inquiétez... Que...vouliez-vous dire, tantôt ? Avec votre “ tout ceci”...
- Mmmh ? Ah, oui, c’est pourtant évident. Vous allez m’aider.
- A...quoi ?
- Je suis sûre que vous le savez, sourit la jeune femme. Prenez cette chaise, là, et venez vous asseoir en face de moi, bien...Je vais vous promettre de ne rien dire à personne, au sujet de votre amie. Enfin je veux dire, sur le fait que vous m’ayez dit qui elle est vraiment...
- C’est vrai ?!
- Moins haut, bon sang ! Ma tête !
- Je...je suis désolé...
- En revanche, l’ineptie de Monsieur de Jarjayes, tout, vous allez absolument tout me raconter : pourquoi, comment, je veux tout connaître de l’histoire de cette pauvre enfant.
- Heu...mais pourquoi...
- Parce que cela suffit, voilà pourquoi ! Et qu’il me faut plus de renseignements avant d’agir. Ce galimatias homme-femme est tout simplement abominable ! Non mais rendez-vous compte, la pauvrette, obligée de se travestir contre toute élémentaire bienséance...

André tenta de visualiser Oscar en “pauvrette” et faillit attraper un mal de crâne aussi grand que celui de la modiste. Et puis il surprit l’éclat plein de malice dans les yeux sombres. Pas malfaisants, non. Pétillants, joyeux...et fatals pour sa propre tranquillité, il en fut tout à fait sûr. Quel plan machiavélique se fomentait donc dans la jolie tête endolorie de sa compagne ?


Tout comme celle d’Oscar, à cette seconde précise. La jeune fille ne relâchait pas sa morgue, comme la main masculine son étau. Elle le défiait, l’attisait, l’attirait à la faute.
Vas-y, Lieutenant stupide, tues-moi...

 

 

 

7.

 

 

 

 

 

 

 

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