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Chapitre 10.

Désespoir

 

 

 

 

Jamais plus elle ne sortirait de cette chambre !

Tout du moins pas avant d’avoir anéanti ce torrent de lave en pleine fusion lui dévastant le corps et l’esprit…

Complètement désorientée, Oscar allait et venait dans cette pièce au décors si familier, appelant des souvenirs d’enfance et d’adolescence loin d’apporter le moindre réconfort à son tumulte.

Passé et présent s’entrechoquaient dans l’anarchie la plus absolue, les images d’André petit garçon très vite remplacées par celles du matin même à vrai dire. Et la jeune femme d’admettre consternée, effondrée, que ces images-là ne l’avaient pas quitté une seule seconde !

Elle n’avait même plus besoin de fermer les yeux pour revoir la scène, encore et toujours : ce corps superbe offert aux premiers rayons de l’aube, cette peau naturellement hâlée sous laquelle roulaient les muscles puissants, … et un sexe d’homme, dont elle avait découvert les réalités pour la toute première fois de sa vie…


Elle aurait dû trouver cela révoltant ! dégoûtant ! enfin, tout un paquet de mots finissant par « ant » ! Mais dans le secret de cette chambre, pouvait-elle nier qu’elle avait trouvé cela magnifique au contraire ?


Elle était folle !


André était son meilleur ami, son presque frère, en plus il n’éprouvait aucun intérêt pour les femmes, alors pourquoi elle, éprouvait-elle cette improbable sensation au creux de l’estomac ? Tout ça parce qu’il ne portait pas de pantalon ! Cela n’était pas concevable.

Tout son système de valeur se lézardait, se liquéfiait de seconde en seconde, sans qu’elle puisse rien faire pour lutter contre ce brasier dévastant tout sur son passage.

Elle n’avait jamais connu de telles choses, alors comment combattre ce que l’on ne connaît pas ?


Des coups discrets retentirent, et son cœur bondit à l’idée de revoir…

- Mademoiselle de Jarjayes, vous êtes là ? Je viens pour allumer le feu et préparer votre bain, Mademoiselle.


Ce n’était que la vieille Mariette, l’intendante, s’occupant avec sa sœur Jeanne de l’immensité du Château en l’absence des maîtres. Cette vieille fille nostalgique du règne de Louis XIV, à ses yeux seul monarque digne de ce nom comparé à l’espèce de lopette qui dirigeait en ce moment la France, était un pur produit de ce que l’on appelait « la vieille école ». Pour elle, pas de finasserie, un chat restait un chat un point c’est tout.

Aussi, bien loin de comprendre et encore moins d’approuver les bizarreries du Général de Jarjayes qui considérait sa dernière fille comme un homme, il n’était pas question pour elle d’appeler autrement Oscar que « Mademoiselle », comme il sied à une dame de sa qualité. Les aristocrates avaient des étrangetés dont son bon sens terrien n’avait que faire.


Myope comme une taupe mais refusant par coquetterie de porter la moindre binocle, elle faillit buter contre la jeune femme à cause de ce que la pièce était plongée dans le noir et ne mit que plus de célérité à accomplir sa tâche : très vite, le feu solidement pourvu commença à surchauffer agréablement la chambre.

- Voilà, Mademoiselle. André arrive tout de suite pour apporter la baignoire en cuivre…

- Oh non !


L’intendante se figea et regarda la jeune femme d’un œil vague.

- Mais…vous ne voulez plus prendre de bain, Mademoiselle ?

- Je…si, b…bien sûr que si…bredouilla Oscar qui n’avait protesté qu’à la perspective de voir le jeune homme.

 

N’ayant aucune confiance dans ses réactions désormais, la jeune femme décida de battre courageusement en retraite vers la chambre de ses parents, tout à fait à l’opposé de la sienne.

Et elle demanda à Mariette qu’elle y allume un feu également, ainsi que de l’eau chaude pour laver sa chevelure en attendant que le bain soit prêt.

Bientôt, lorsque ce fut fait, les allées et venues agitées reprirent de plus belle.


Qu’allait-elle faire à présent, comment agir ? Elle se voyait mal naviguer éternellement de la sorte de chambre en chambre, dans le seul but d’éviter André ! L’idée était pourtant séduisante…et remarquablement puérile !

 

Mais bon sang de foutre !!

N’était-elle pas capable de dominer ces stupides remous qui agitaient son corps ? N’était-elle pas toujours Oscar François de Jarjayes, Colonel au service de Ses Majestés ?

- Certes oui, je le suis ! Et je vaincrai cela, comme tout le reste ! prononça t-elle tout haut, farouche…puis s’effondra dans un fauteuil, près du feu.

Elle mentait.

Elle se mentait : ces combats elle n’était plus capable de les gagner tout simplement parce qu’elle venait enfin de rencontrer un adversaire à sa mesure.

Elle-même.

Contre la femme qui s’était éveillée ces derniers jours, elle ne pouvait plus rien.


Oscar avisa à cet instant le petit meuble où sa mère avait laissé quelques flacons d’onguents parfumés, et la psyché, ce grand miroir en pied d’inspiration vénitienne qui le jouxtait.

La jeune femme se leva, dirigea lentement ses pas vers ce reflet inconnu, pour détailler d’un œil presque extérieur la silhouette mince travestie par l’attirail masculin, arme devenue bien dérisoire pour se protéger de ses douloureuses prises de conscience.

Conscience ?

Comme dans un rêve, elle se souvint que le voleur masqué s’était nommé ainsi…et comprit toute la portée de ses paroles.

Il avait dit que l’on ne pouvait aller contre nature car tôt ou tard elle se révolte afin de reprendre ses droits. Son corps se révoltait-il soudain ?

Etait-ce sa nature féminine qui la contraignait à admettre avoir pris plaisir à contempler son ami d’enfance dans la parfaite intégrité de sa beauté virile ?

Mais alors, si tout cela n’était qu’une réaction normale de ses sens, pourquoi se sentir si malheureuse, si perdue…


Elle détourna les yeux d’elle-même, les posa sur l’armoire incrustée de marqueterie en bois de rose. Mue par une impulsion subite, Oscar examina les quelques vêtements qui s’y trouvaient, choisit une longue robe d’intérieur de mousseline blanche, la plus raffinée qu’elle put trouver, se dévêtit rapidement.

Revenue devant la glace elle ne reconnut pas davantage cette image, celle de sa féminité triomphante certes, rendue presque délicate par la vertu du tissu évanescent et sa lumineuse blondeur ; mais loin de la réconforter sa beauté ne lui tordit que plus sûrement le cœur.

Homme ou femme, n’était-elle pas condamnée à être une éternelle imposture…

Elle retourna s’asseoir, ramena ses jambes sous elle pour se pelotonner frileusement près du feu, son regard infiniment désemparé fixant les flammes dansantes.

Une demi-heure plus tard Mariette revenait frapper à la porte.


- Votre bain est prêt, Mademoiselle !

Oscar sursauta. Elle s’était endormie sans s’en rendre compte, oubliant un bref instant ses tourments intérieurs.

- C’est parfait, j’arrive. Dites-moi ! s’empressa t-elle d’ajouter, André est-il parti ?

- Oui, Mademoiselle, depuis longtemps déjà. Avez-vous besoin de lui, désirez-vous que j’aille le réveiller peut-être.

- Non !! Non…c’est très bien. Vous pouvez allez vous coucher vous aussi.

- Mais ne voulez-vous pas manger ? Je peux vous monter une collation et…

- Merci, cela ne sera pas nécessaire.

- Ah bon…Et bien je vous souhaite une bonne nuit Mademoiselle de Jarjayes.

- Oui…bonne nuit à vous Mariette. A demain…


Oscar attendit encore quelques secondes, le temps d’entendre la gouvernante définitivement s’éloigner. Son désarroi ne pouvait s’accommoder d’aucune présence et la jeune femme apprécia pleinement de traverser en toute tranquillité ce couloir désert, rassurée par le silence écrasant de ce Château vide de toute âme, semblait-il. Elle referma soigneusement à clef derrière elle, abandonna la fragile mousseline sur le lit, et soupira bientôt d’un peu de bien-être au contact de l’eau fumante.

Bref instant de répit, les pensées moroses ne prenant que plus d’intensité sous la lente relaxation de son corps et de ses nerfs. Qu’allait-elle décider à présent ? A quoi bon redevenir une femme si cela n’occasionnait qu’un surplus de souffrance…


Découragée, elle ne put s’empêcher de verser des larmes amères, et pleurer ainsi sur elle-même lui fit du bien ; elle resta un long moment encore, essayant de chasser les images indécentes qui ne cessaient de rouler dans son esprit puis, lorsque la température attiédie ne fut décidément plus supportable elle se sécha prestement, se rhabilla.


Dormir…il était bien question de dormir alors que son existence entière ne lui apparaissait désormais qu’en un chaos inextricable ! Elle se dirigea vers les larges baies d’où sourdait un pâle clair de lune, échouant un instant son front et son désespoir contre la vitre…quand une voix calme s’éleva soudain.


- Je me doutais depuis fort longtemps que l’habit féminin convenait mieux à votre beauté, Colonel. Le résultat dépasse néanmoins mes espérances les plus folles, je l’avoue…


Impossible ! Pas lui, pas maintenant !

Alors qu’elle se débattait avec elle-même…mais pourquoi surgissait-il toujours lorsqu’elle se retrouvait moralement affaiblie !

Tenaillée par l’espoir absurde d’avoir rêvé, elle se retourna pour faire face à la silhouette sombre appuyée contre le mur opposé, bras et jambes croisés par cette élégante nonchalance qu’elle commençait à bien connaître.


- Depuis combien de temps êtes-vous là ! Et comment êtes-vous entré ! jeta sauvagement Oscar, partagée entre l’attirance-répulsion que le Masque Noir provoquait immanquablement chez elle.

Il lui dédia ce sourire qu’elle détestait adorer, mélange de charme et de sûreté de soi.


- Oubliez-vous que je suis un voleur ? et il fit sauter négligemment la clef dans sa main gantée. Je n’aime pas me vanter mais sachez qu’aucune serrure ne peut véritablement m’empêcher d’aller où bon me semble. Quand à savoir depuis combien de temps je suis ici…dit-il d’un ton équivoque en lançant un rapide coup d’œil vers la baignoire, s’amusant beaucoup comme toujours de l’éclat orageux qu’il éveillait dans les yeux d’azur. Il soupira.

- Pas assez, hélas, pour avoir eu l’ineffable enchantement de voir les perfections de votre corps émerger des flots…spectacle amplement compensé, cependant, par celui qui se joue sous mes yeux en ce moment même.

Et il pencha la tête, semblant prendre grand plaisir en effet à sa contemplation.


Sans comprendre Oscar suivit son regard, abaissa le sien…et se rendit compte qu’à se tenir là, devant cette fenêtre inondée de lune, la mousseline était devenue plus troublante et transparente qu’un voile, laissant entrevoir avec une odieuse complaisance envers sa pudeur les contours et secrets de sa féminité.

La jeune femme se dégagea furieusement, sentant ses ardeurs guerrières reprendre le dessus.

- Vous êtes vraiment l’être le plus détestable que j’ai jamais rencontré de ma vie !! protesta t-elle avec rage, ne parvenant qu’à le faire sourire un peu plus. Il secoua la tête.


- Mmmm…ce n’est pas ce que vous sembliez penser l’autre soir, lorsque vous étiez dans mes bras…

- Comment osez-vous !! Et puis…et puis c’est vous qui m’avez embrassé d’abord ! affirma t-elle avec la plus parfaite mauvaise foi, se laissant comme d’habitude lentement déstabilisée par sa désinvolture.

- Ah oui ? Vous n’aviez pas l’air de trouver cela trop désagréable pourtant…peut-être même brûlez-vous que je recommence ? Allons, pourquoi ne pas l’avouer Colonel : vous êtes absolument folle de moi !


Elle aurait bien voulu lui sauter au visage plutôt, toutes griffes dehors !! Pour effacer enfin cet insupportable sourire, lui faire payer cette façon qu’il avait de se moquer d’elle en usant de son charme et se croire ainsi totalement irrésistible !

Ah bon sang, si seulement elle ne portait pas cette tenue ridicule. Elle mesurait à présent la force qu’elle tirait de l’uniforme stricte, de cette cuirasse par rapport au tissu presque arachnéen qui ne la protégeait pas des regards insistants avec lesquels il détaillait son corps.

Elle ne put qu’opposer son caractère indomptable à cette insupportable assurance.


- C’est vous qui êtes complètement fou, ma parole ! Je n’ai rien éprouvé du tout lorsque j’étais dans vos bras, c’est vous qui avez profité de ma faiblesse !! Sachez que je ne ressens absolument rien pour vous, si ce n’est le mépris le plus absolu ! Je …je préférerais affronter une meute de soudards déchaînés plutôt que de recommencer l’expérience lamentable de l’autre soir ! Est-ce clair ?!!

Absolument pas impressionné par ce déferlement de fureurs, le bandit accentua tout au contraire la caresse de ses yeux et la douceur de sa voix.


- Savez-vous que lorsque vous êtes en colère vous devenez alors extrêmement, très intensément désirable Colonel ?

- Vous êtes ignoble !!  lança t-elle, à court d’arguments.

- Et vous ravissante…


Elle voulut protester, jeter les insultes bien senties dont elle avait le secret, mais la fatigue nerveuse eut raison de sa colère, brusquement, elle en avait assez de se battre contre elle-même, contre sa destinée, contre l’incroyable douceur qu’il lui opposait.

- Mais qu’est-ce que vous voulez ! gémit-elle, au bord de la rupture, si lasse de nouveau, pourquoi êtes-vous revenu.

 

Il ne répondit pas tout de suite, l’enveloppant d’une expression intense, comme s’il attendait cette faille depuis longtemps.

- Il me semblait pourtant que la chose était évidente non ?


Perdue, Oscar le regarda elle aussi, impuissante à maîtriser les pulsations croissantes de son pouls lorsqu’il avança, lentement, vers elle. Elle aurait du reculer, elle le sentit, en fut tout à fait incapable à cause de son trouble bien sûr, mais surtout par ce charme émanant de lui, qui l’hypnotisait.

- Quoi, qu’est-ce qui est évident…murmura t-elle dans un souffle.

- Ah Mon Dieu, Colonel rit-il brièvement, vous avez des yeux magnifiques, les plus beaux qui soient au monde, mais vous êtes vraiment d’un aveuglement redoutable, parfois ! Vous ne semblez jamais voir les choses les plus simples, c’est déconcertant.

Et bien, puisqu’il faut décidément tout vous expliquer…

Il n’était plus qu’à quelques pas, à peine, s’arrêta dans un sourire.


- N’avez-vous donc pas encore compris que je vous aime ?


Oscar laissa les mots s’envoler jusqu’à elle, le front têtu, essayant vainement de trouver une parole cohérente pour exprimer le bouleversement qui renversa son cœur.


- Oui…je vous aime Oscar, reprit-il, tendre, cela vous paraît-il suffisamment clair à présent ? Et vous, quand allez-vous enfin vous résoudre à voir clair en vous-même…Etes-vous réellement incapable de vous avouer ce que vous ressentez pour moi ?

Dévastée par l’évidence, elle secoua néanmoins désespérément la tête.

- Non ! je…je ne ressens rien…pour vous, dit-elle précipitamment, beaucoup trop vite pour que cela fut sincère.

Il la regarda longuement, de ses yeux clairs qui fouillaient l’intérieur même de son âme semblait-il.

- Bien… concéda t-il finalement, résolu. Dans ce cas il ne me reste qu’à vous dire adieu : je ne vous importunerai plus. 

 

Et comme il le faisait habituellement, il se détourna prestement sur un dernier salut.


- Attendez !


Cette fois ce fut elle qui s’avança vers la sombre silhouette, le regard brûlant en jetant dans ce cri les dernières forces qu’elle trouva.

- Vous n’avez pas le droit de me dire de telles choses et de partir ainsi !!

- C’est pourtant vous qui disiez que…

- Taisez-vous ! Vous n’êtes qu’un lâche, de fuir sans même me dire votre nom ! cria t-elle pour empêcher les sanglots de lui monter à la gorge.

Il la considéra d’un œil surpris, lui refaisant face de sa calme assurance.

- Ah, parce que cela non plus vous ne l’avez pas encore compris ? sourit-il, presque amusé.


Prise de court, totalement déstabilisée par cette réaction pour le moins inattendue, le front de la jeune femme s’assombrit de nouveau.

Que devait-elle comprendre ?

Il soupira, fataliste, lui offrant cette fois un sourire indulgent.

- Allons…puisqu’il faut réellement tout vous dire…


Et il retira lentement l’étoffe de tissu masquant son visage…

 

 

10.

 

 

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