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Chapitre 11.

Stupeurs et tremblements

 

 

 

 

- Et bien ? La surprise est-elle à ce point immense que je n’aurai droit à aucune réaction ?


La voix, toujours aussi calme et amusée, n’était plus la même.

Débarrassée de sa tonalité assourdie, dissimulée, elle avait repris ses inflexions habituelles, chaudes et graves, dépourvues des afféteries des dernières semaines.

Et il fallut bien l’écoute de ce timbre familier qu’accompagnait le visage découvert, pour que l’esprit d’Oscar perçoive et assimile enfin l’incroyable machination qu’avait monté contre elle son…elle ne savait même plus comment l’appeler.


Ami d’enfance il n’en était plus question. Plus jamais.


- C’est…im…possible…parvint-elle à articuler, plus aucun désarroi ni aucune faiblesse au fond de son être, juste le flot tumultueux de sa rage qui montait, montait comme les remugles d’un torrent infernal s’apprêtant à tout emporter sur son passage…


Un demi-sourire aux lèvres, plus désinvolte et sûr de lui que jamais, André regardait la tempête se lever dans les yeux d’azur et secouer ce corps adorable qui ne se laissait que mieux deviner sous l’étoffe légère. Il se laissa distraire un instant par cette charmante vision et revint vers son visage.


- Impossible dis-tu ? Et pourtant cela n’est que l’exacte vérité : je suis bel et bien le Masque Noir, ce voleur, oh pardon…cette ignoble pourriture comme tu me l’as si souvent dit, que le Roi t’as chargé d’arrêter. Ce dont tu n’avais plus très envie je crois, tout du moins pas après ce qui s’est passé entre ce bandit et toi il y a quelques jours…susurra t-il, sûr de son effet.

Ainsi qu’il s’y attendait le barrage se rompit d’un coup.


- INFAME SALAUD !!! hurla t-elle à plein poumons. Fils de pute !!! Comment as-tu pu me faire une chose pareille, comment as-tu osé !!! Tu n’es qu’un salaud, tu entends ? UN SALAUD !!!


Comme elle aurait voulu pouvoir détruire cette insupportable assurance à coups de poing ! Sans cette ridicule, cette maudite robe elle se serait jetée sur lui dans la seconde. Mais pour se retrouver habillée ainsi justement, dans toute la fragilité de sa condition féminine, Oscar se rendit compte que cela n’était dû qu’à tout ce que le Masque Noir lui avait dit et fait comprendre ; et sa fureur ne s’en trouva que décuplée face aux mensonges, à ce qu’elle éprouva comme l’effroyable trahison d’André envers elle.


- Fils de chienne, je te hais !!  hurla t-elle,  jamais je ne te pardonnerai ce que tu as fais, jamais !! De ma vie je ne veux plus te revoir !!! et elle se lança non sur lui mais vers la porte de la chambre, sauvagement.

André essaya de la capter au passage mais elle se dégagea, hors d’elle, échouant sa fureur contre la poignée qu’elle secoua frénétiquement, bientôt désespérément lorsqu’elle se rendit compte qu’il avait refermé à clef derrière lui.


En quelques pas il fut près d’elle, et Oscar se débattit furieusement quand elle sentit la puissance de ses bras la ceinturer et la faire pivoter, la plaquant intimement contre lui exactement comme il l’avait fait lors de leur première rencontre, ou plutôt ce qu’elle avait cru être sa première confrontation avec le bandit.

Et pareillement elle voulut se dégager alors qu’il maintenait solidement ses deux poignets liés dans son dos, plantant un regard assassin dans les prunelles couleur de forêt liquide dont elle n’avait jamais pris conscience jusqu’à ce jour de leur pouvoir de séduction.


- Ça y est, tu as fini ? demanda calmement André, la maîtrisant avec une facilité déconcertante, ce qui attisa davantage la rage de la jeune femme. Maintenant tu vas m’écouter.

-  Jamais !!!  se rebella Oscar. Laisse-moi, lâche-moi ! je ne veux pas t’entendre espèce de traître !!

Elle reprit ses fougueux efforts pour se libérer de l’étreinte, s’agitant contre lui tout comme elle l’avait fait dans le bureau de son père.


Mais aujourd’hui, elle mesura l’ampleur de la mutation qui s’était opérée depuis lors. Certes elle ne portait plus ses habits d’homme mais pire, n’avait plus les réactions qui s’y rattachaient, cette maîtrise froide et implacable qui avait toujours été la sienne.

Désormais, elle devait faire face à des réalités physiques incontrôlables venant perturber ses sens, tel le fait que sous la mousseline dérisoire elle se retrouvait nue, collée à ce corps masculin dont les images indécentes de la matinée ne lui revinrent que plus violemment sous l’effet de la colère.

Et cette désolante constatation établie, Oscar sentit à sa grande honte la boule incandescente reprendre de la vigueur au creux de son estomac, et n’en eut que plus de ressentiment envers André de faire naître ces choses qu’elle avait de plus en plus de mal à combattre.

Elle tenta de s’écarter de son torse, ne réussit en contrepartie qu’à souder plus étroitement son bassin et ses cuisses à celles du jeune homme.


- Je te déteste !!!  rugit-elle, l’œil noir et le souffle agité par cette proximité indésirable, n’osant plus bouger.

Un sourire lui répondit, non pas de triomphe ou de domination, mais emprunt tout au contraire de l’admiration la plus absolue.

- Sais-tu que tu es magnifique…dit-il ardemment.

Elle se mit aussitôt sur la défensive pour lui opposer son agressivité méprisante

- Alors c’est ça, hein ? C’est ça que tu voulais obtenir avec tes manœuvres odieuses, m’affaiblir moralement pour me prendre de force et te donner ensuite bonne conscience, croyant m’avoir séduite. Avoue-le !!!


Elle s’attendait à tout sauf… de le voir soudain partir dans le plus irrépressible, le plus joyeux, le plus salvateur des éclats de rire.

- Mais vas-tu arrêter avec cette histoire de viol !  articula André en reprenant difficilement son sérieux. Tu sais que tu commences à devenir réellement vexante ! Je t’ai déjà dit que je n’avais rien d’une brute épaisse.

- C’est pire, tu es fou !!!

- Ah ça…c’est vrai, concéda t-il, et il l’enveloppa d’une expression intensément charmeuse. Je suis effectivement, totalement, irrémédiablement fou amoureux d’une femme sublime dotée d’un caractère de cochon !

Les yeux d’Oscar s’agrandirent de fureur.

- Comment oses-tu ! Misérable larve, je ne te permets pas d…


Elle ne put finir : André venait brusquement de resserrer son étreinte virile, lui arrachant un petit cri de surprise de se voir ainsi un peu plus audacieusement rapprochée de lui.

- Maintenant tu te tais et tu m’écoutes ! ordonna t-il d’une intimidante mais tranquille autorité, plantant à son tour son regard clair dans celui nettement moins assuré et vindicatif d’Oscar. Oui je t’ai menti, oui j’ai abusé ta confiance et cela depuis des semaines en incarnant ce personnage. Pas pour les stupides et fallacieuses raisons que tu croies cependant, mais dans un seul, unique but. Si j’ai fait cela, c’est parce que tu étais en danger Oscar.

- Quoi ?


Là encore elle s’attendait à tout sauf à cela, et ses humeurs belliqueuses vacillèrent sous ce deuxième coup, le premier ayant eu lieu quelques secondes auparavant, lorsqu’elle avait du convenir que cela n’était pas si désagréable d’être enlacée de cette manière.

- Aussi étrange que cela puisse paraître je t’ai sauvé la vie, je t’ai protégé d’un ennemi redoutable, le plus impitoyable que nous ayons eu à affronter toi et moi, et contre qui je n’étais absolument pas sûr être de taille.

Dans l’esprit embrouillé de la jeune femme défilèrent les images de Fersen, de Girodel, de son père, tous ceux qui constituaient la trame de son existence.

- Mais que veux-tu dire, de qui parles-tu ?  balbutia t-elle, désorientée.

Le jeune homme sourit, adoucit sa mine sévère et desserra quelque peu son étreinte.


- De toi. Celle que j’ai dû combattre et contre qui je t’ai protégé, c’est toi-même.


Et d’un coup, le si beau regard vert redevint infiniment tendre en se noyant dans ces deux fragments d’azur, où régnait la stupéfaction la plus totale.

- Lorsque je t’ai vu ce fameux soir, porter pour la première fois une robe, être plus belle, plus désirable que je ne l’avais jamais rêvé, j’ai immédiatement compris dans quel gouffre tu étais en train de te précipiter et quelle menace allait bientôt s’appesantir sur toi. Les jours suivants n’allaient que trop confirmer ces craintes, en voyant plus clairement que tu ne le verras jamais ton cœur se briser comme un fragile édifice de cristal. Et parce que ces éclats ont fait saigner le mien, parce que je devenais fou de te voir te durcir, un peu plus chaque jour, t’étourdir dans la souffrance de tes tâches et courir vers l’abîme de te croire à jamais un homme, j’ai résolu de te sortir du tombeau que tu creusais de tes propres mains.

Il retrouva son sourire amusé et désinvolte.

- Et c’est ainsi que le Masque Noir a commencé ses forfaits, mettant très vite la police sur les dents au point que le Roi dut faire appel à tes services, ce qui était exactement l’effet recherché : ce bandit allait enfin pouvoir entrer dans ta vie…et te faire découvrir les merveilleux trésors de ta féminité.

Sur ces derniers mots la voix d’André s’était ralentie, sa bouche se rapprochant de celle entrouverte, tentatrice…


- Mais de quel droit !


D’un brusque coup d’épaule qui surprit le jeune homme, Oscar s’était libérée et recula maladroitement, bouleversée.

- De quel droit as-tu décidé cela pour moi !  gémit-elle, chavirée par ce qu’elle venait d’entendre mais ne pouvant malgré tout se défendre de se sentir trahie. Je te déteste, tu entends, je te déteste ! Tu m’as menti, tu m’as trompée, tu n’avais aucun droit de me faire de ce que tu as fait !

Le jeune homme s’éloigna pour faire quelques pas agacés, retira ses gants qu’il balança dans un coin de la pièce avec un soupçon de rage.


- Ah voilà, le grand mot est lâché : le droit !  Il se retourna vers elle, le regard lourd d’intensité. Mais je me contrefous du droit Oscar, ce mot détestable entre tous ! Saches que je ne comprends, que je ne revendique que celui-ci : liberté !

Ne vois-tu donc rien ? Ne vois-tu pas le monde, ton monde, cette noblesse confite et moisie par les privilèges édictées par « le droit » justement, en train de vaciller sur ces bases sous le souffle de révolte qu’exhale des centaines, des milliers de poitrines d’hommes et de femmes ! Ne vois-tu pas que c’est cela que j’ai voulu te faire comprendre également ?

Tu crois devoir te soumettre au destin qu’a choisi ton père, qu’impose ton rang, mais c’est faux ! Toi aussi tu es libre Oscar, libre de redevenir celle que tu as toujours été. Mais la liberté se conquiert, elle se mérite, dussions-nous pour cela la payer de notre vie mais qu’importe ! puisqu’elle nous fait mourir debout, et non plus comme des lâches ! Voilà ce que j’ai voulu te montrer : le vrai courage n’est pas de subir son destin mais bien de le choisir.

 

(ndla :je vous laisse méditer quelques secondes sur cette phrase impérissable, que j’ai mis deux jours à trouver quand même…)


Le cœur renversé, Oscar ouvrit un regard immense sur cet homme presque inconnu, dressé devant elle, impressionnée à vrai dire par ce qu’elle découvrait de lui, par cette passion animant chacune des vérités de son discours. Impressionnée mais remarquablement gauche pour le lui dire !

Car il restait tout de même encore une zone d’ombre entravant l’esprit de la jeune femme.


- Mais pourquoi m’as-tu joué cette sinistre farce, jeta t-elle en faisant quelques pas incertains, pourquoi me faire croire que…que tu aimais les garçons !

André lui offrit dans la seconde son sourire splendide, retrouvant toute sa désinvolture et son assurance première.

- Cela faisait partie de mon plan, ça aussi ! Ah…cette chère fillette et ses chemises impossibles…se souvint-il, amusé. Ce personnage je ne l’ai créé tout d’abord que pour détourner les soupçons, figures-toi ! Et oui, qui à Versailles aurait seulement songé que cette espèce de folle travestie pouvait être l’audacieux Masque Noir ? La manœuvre était imparable, même toi tu t’y es laissé prendre ! Mais ce n’était pas la seule raison… »

Il suspendit sa phrase, et Oscar le vit reprendre peu à peu ce troublant mélange de charme et d’audace pour la détailler.


- Si j’ai fait cela, si j’ai agi de la sorte en multipliant les excentricités…c’est pour que tu lèves enfin les yeux vers moi, Oscar. Tu t’obstinais à vouloir être un homme ? Je me suis comporté comme une mijaurée pour bousculer tes certitudes, te montrer combien il est absurde d’aller contre nature ! Et ce faisant…te faire également prendre conscience du mâle superbe qui était à tes côtés depuis toujours, et que tu ne voyais même pas ! Là encore la manœuvre fut imparable : bientôt tu as commencé à te rendre compte que j’existais, à me regarder différemment. Comme ce matin par exemple…

 

La jeune femme le regarda, incrédule…avant d’agrandirent des yeux furieux lorsque toute la teneur de ses paroles ambiguës explosa à sa compréhension.


- Tu…tu veux dire que…TU L’AS FAIT EXPRES ?!!!  cria t-elle , moins de colère que par la confusion de voir ressurgir les images en sommeil, qui n’étaient pas très loin de toute façon.

- J’espère que le spectacle t’as plu, au moins ? demanda t-il, l’œil charmeur.

- Tu n’es qu’une ordure !  s’insurgea Oscar, essayant désespérément de croire que sa rougeur n’était due qu’à la colère. Et dire que j’ai failli me laisser prendre à ton petit discours ridicule de tout à l’heure…Mais tu es ignoble ! Tu n’as fait que de te moquer de moi depuis le début. Si tu savais comme je te déteste !! Et puis…et puis arrêtes de me regarder de cette façon !!!

- Il faudrait me crever les yeux pour cela…Tu sais que tu es incroyablement jolie dans cette robe ?  dit-il, suave, laissant dévaler ses yeux le long de chacune de ses courbes.

De nouveau elle maudit ce qu’elle portait.

- Espèce de saligaud ! Tu te crois très fort, tu te crois vraiment irrésistible, hein ? M…maintenant ça suffit André, tu vas ouvrir cette porte immédiatement ! Je te l’ai dit, jamais plus je ne veux te revoir.


- C’est vrai ?


Et il fit ce qu’Oscar redoutait le plus. Il avança vers elle, armé de ce charme invraisemblable contre lequel elle ne savait plus comment réagir, si ce n’était de reculer lamentablement, comme toujours.

Elle lui en voulut encore plus pour cela.

 

 

11.

 

 

 

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