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Chapitre 5.

Une main sur mon coeur

 

 

L’aube radieuse qui suivit cette étrange nuit ramena un peu de calme dans les pensées d’Oscar.

Comment avait-elle pu croire un instant à cette absurdité ? Songer que ce bandit recherché par les autorités et André soient une seule et même personne !

Elle était vraiment folle, parfois.


André qui, paniqué d’apprendre la nocturne visite, eut l’idée grandiose de vouloir clouer tous les volets de la bâtisse ! Ah oui, magnifique ça : outre l’expérience traumatisante de le voir déambuler dans les couloirs avec ses chemises ridicules, il faudrait en plus qu’elle vive éternellement dans l’obscurité?

Scélérat !!

Pourtant…elle avait beau condamner l’idée absurde de cette nuit, elle commençait quand même à trouver l’attitude de son ami un peu louche. Surtout quand elle le vit entrer dans le bureau pour ramasser les morceaux de vitre. Mais bon sang, qu’est-ce qu’il craignait à brandir ainsi son balai devant lui, que le voleur déguisé en araignée velue allait lui sauter à la tête, peut-être !

Misérable !!


A bien y regarder, l’aube radieuse n’avait rien apporté du tout, elle était toujours aussi en colère. Et l’envie récurrente de l’étrangler à coup de dentelles toujours bien présente.

Mais le soupçon était là, lui aussi, lancinant. Etait-il possible qu’André puisse lui mentir en jouant cette sinistre farce ? Si cela était, ce serait…monstrueux. Non, cela ne se pouvait, pas une telle hérésie. Et puis surtout, dans quel but. Non, non ! il fallait chasser cette aberration.

Malgré tout, un si grand changement de personnalité…Elle se souvenait encore de leur cuite monumentale, la fois où pour se défier l’un l’autre ils avaient descendu trois bouteilles de whisky. Et c’est André qui avait gagné ! N’était-ce pas le signe de la plus parfaite virilité, ça ? Bon…il est vrai qu’il avait passé les deux jours suivant la tête dans un pot de chambre…mais il n’avait que onze ans, quand même ! Et après, la fois où…


Surprise, la jeune femme dut s’avouer qu’après tout se diluait dans les brumes de sa mémoire. Il avait toujours été là, bien sûr, mais constamment à sa suite, deux pas en arrière, ombre silencieuse n’existant que par sa lumière, à elle. Pour elle. Cela avait toujours fonctionné ainsi, pourquoi les choses auraient-elles dû changer ?

Confusément, elle savait bien qu’elle donnerait sans hésiter sa vie pour lui, mais ce dont elle prenait surtout conscience à cet instant c’est que depuis des années, elle ne le regardait plus. Elle n’avait pas vue l’homme qu’il devenait.


Alors après tout, il était peut-être plausible qu’il décide de « faire parler sa vraie nature », comme disait Girodel. Oh et puis qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire, à elle, qu’André aime les filles ou les garçons ! Rien, évidemment !! Elle s’en fichait même complètement !!! Du moins c’est ce dont elle essaya de se convaincre car tout au fond d’elle-même quelque chose la gênait…mais du diable si elle savait quoi !


Laissant de côté ce qu’elle ne pouvait définir, elle préféra s’énerver sur autre chose.

Oscar n’avait évidemment parlé à personne de l’hallucinante attitude du Masque Noir envers elle, ni surtout des tous derniers mots qu’il avait prononcés. Elle avait beau lutter mais une légère, très légère rougeur lui montait en repensant au regard clair et moqueur. Elle se reprenait aussitôt. Cette canaille avait gagné la première manche, elle n’allait pas s’avouer vaincue si facilement. Elle lui ferait payer son insolence.

De toute façon, sa décision était prise : elle casserait la gueule à la première chose un peu noire et un peu masquée qu’elle rencontrerait.


Le soir même, elle entreprit de dévisager avec soin tous les hommes présent à la Cour, cherchant désespérément à débusquer les quelques indices physiques dont elle se souvenait. Recherche parfaitement infructueuse, si ce n’était qu’à présent on commençait à la regarder de travers : Mazette, le Colonel de Jarjayes aurait-il un penchant pour les garçons, lui aussi ?

Oscar haussa les épaules.

Que lui importait ces bruits d’alcôves, sa vie était un tel naufrage ces derniers jours qu’un peu plus, un peu moins…


Ce qui par contre lui était infiniment plus désagréable , c’était que quelque part, au milieu de cette vibrionnante assemblée, deux yeux semblaient la suivre constamment croyait-elle, des yeux allant au-delà des apparences et de sa veste stricte, qui fouillait son corps. Ce n’étaient qu’impressions diffuses mais le sentiment qu’en retirait Oscar était très pénible en vérité. Comme une menace sans cesse appesantie planant au dessus d’elle.


Durant quelques jours le bandit ne fit plus parler de lui, mais la jeune femme se doutait bien qu’il ne pouvait s’agir que du calme précédant la tempête ; et cela ne lui disait rien qui vaille.

Elle avait raison.


En regagnant ses appartements ce soir là, Oscar prit le temps de ne pas jeter sa veste dans un coin, comme elle le faisait habituellement. Elle se sentait infiniment lasse pour tout dire, elle étouffait, et dégagea sans attendre les plis de sa chemise pour retirer le carcan comprimant son buste.

Elle n’aspirait qu'à une chose depuis des heures , s’écraser comme une masse sur son lit et sombrer enfin dans un sommeil sans rêves. Ça, c’était moins sûr : avec la vision cauchemardesque d’André en vêtements de nuit qui la hantait, même en plein jour…

Poussant un soupir résigné, Oscar se passa un peu d’eau sur le visage, allait retirer sa chemise.

Et se figea.


Elle s’était toujours fiée à son instinct, et à cet instant il la prévenait d’une menace, derrière elle. Laissant retomber les plis de son vêtement déjà à moitié relevé elle écouta plus attentivement… et perçut alors le souffle très léger d’une respiration.

Se contrôler.

Ne pas montrer sa peur surtout, car peut-être le sentirait-il, comme le font les bêtes sauvages.

Elle se redressa et lança froidement.


- Revenir ici était inutile ! Vous perdez votre temps : il n’y a aucun coffre dans cette pièce .

Et elle se retourna, prête à l’attaque.


Il ne se passa rien durant plusieurs secondes quand soudain la pénombre sembla s’animer : du renfoncement de sa chambre émergea lentement la haute silhouette noire.


- Belle, courageuse…et perspicace ! observa le bandit dans un sourire. Décidément Colonel, vous êtes réellement la perfection incarnée ! Chaque découverte vous concernant me ravit, je dois dire. Même si ce surcroît de perfection me brise le cœur : il m’a privé en effet d’un fort joli spectacle…


Oscar lutta ferme pour ne pas rougir sous ce regard qui la déshabillait mais une inspiration subite l’aida à se maîtriser. Si elle arrivait à se glisser jusqu’à son secrétaire, là-bas, peut-être qu’elle parviendrait à se saisir de son arme et…


- Si c’est à vos superbes pistolets que vous songez, dit aimablement le bandit ayant perçu son coup d’œil, sachez que je me suis vu dans l’obligation de vous les emprunter de manière…permanente. Mais rassurez-vous, le prix de leur vente fera vivre pour un bon moment les quelques bonnes œuvres dont je m’occupe !


La jeune femme crispa ses mâchoires. Crier ? Appeler de l’aide ? Avec ce qu’il se mettait dans les oreilles, André n’entendrait même pas un troupeau d’éléphants charger dans le couloir ! Et puis son poing la démangeait, elle avait vraiment envie de lui faire ravaler son sourire crispant.

Mais elle n’était tout de même pas inconsciente. Contre cette montagne de muscles elle n’avait aucune chance si ce n’était d’essayer de le déstabiliser avant, comme lui le faisait vis-à-vis d’elle en fait. Elle poursuivit, méprisante.


- Pourquoi êtes-vous revenu ! Qu’est-ce que vous voulez !


- Et bien si je vous le disais réellement, en vous livrant les deux ou trois choses auxquelles je pense à cet instant …vous seriez sans doute très choquée ! Allons, ne prenez donc pas cet air furieux, rit-il insolemment. Je vous l’ai dit, je ne suis pas la brute épaisse que vous imaginiez, et…croyez que je le regrette, soupira t-il en jetant un regard faussement désolé vers le lit à baldaquin. L’art de la conversation a certes des charmes rares, mais il en est d’autres bien plus captivant, je vous assure…et que j’espère vous faire découvrir un jour ! Lorsque nous nous connaîtrons mieux…acheva t-il malicieusement, goûtant fort l’éclat assassin que lui renvoyèrent dans la seconde les prunelles azurées.

- Qu’est-ce que vous voulez ! répéta sourdement Oscar.

 

Elle n’aimait pas du tout la tournure que prenait cette confrontation à vrai dire, elle en venait presque à espérer qu’il tente quelque chose, qu’il bondisse comme la dernière fois. Car alors, elle saurait quoi faire.

Cette fois, elle était prête.

Mais le bandit ne tenta rien du tout.

Il appuya une épaule et croisa nonchalamment les bras, parfaitement détendu au contraire.


- Et bien…pour tout vous avouer Colonel, je me trouve face à un redoutable problème depuis quelques jours. Une énigme plutôt. Et si je suis venu ce soir, c’est pour que vous m’aidiez à la résoudre enfin.


- Mais… de quoi parlez-vous ! demanda la jeune femme avec hauteur.


Il se cala confortablement pour la considérer plus à son aise et lui offrit un sourire splendide.


- Comment une femme aussi belle que vous peut consentir à s’enterrer vivante sous de pareilles défroques, voilà ce que je ne cesse de retourner dans mon esprit depuis notre rencontre. C’est un mystère, je l’avoue. Et qui plus est, réussir à dissimuler si parfaitement les grâces d’un tel corps dois-je ajouter, après la brève vision de rêve que vous m’en avez offert à l’instant…

 

Furieuse, Oscar se sentit rougir sans qu’elle puisse rien empêcher.

- Je vous interdis de continuer sur ce terrain-là, lança t-elle hargneusement, ou je vous jure que…

- …vous me tuez, je sais, compléta le bandit avec un petit rire amusé.


Et soudain il se dégagea du mur pour faire un pas vers elle, juste un seul, et pencha la tête comme le ferait un artiste contemplant son œuvre.

- Vous savez que vous êtes absolument magnifique lorsque vous êtes en colère, Colonel ? dit-il d’une voix suave.


Elle le fusilla du regard, les joues en feu, et à son grand effroi se vit reculer d’un pas elle aussi.

C’était exactement ce qu’elle avait résolu de ne pas faire ! Battre en retraite, montrer le moindre signe de faiblesse.

Et maintenant ? Que lui restait-il, allait-elle devoir se retrancher vers la porte et s’enfuir dans les couloirs, comme une couarde ?


- Soyez heureux que je ne sois pas armée ou je vous aurais déjà fait rentrer ces paroles dans la gorge!!


- Vous voulez dire…un duel ? Ah, j’avoue que l’idée me plaît ! Quant à n’être pas armée, vous vous trompez… et il avança encore alors que sa voix se faisait plus douce. Vous oubliez vos yeux, Colonel, ces deux fragments de ciel liquide où roulent des mondes flamboyants adoucis de perles d’étoiles. Face à leur captivant éclat je ne suis pas de taille, le combat serait par trop inégal…


C’en était trop ! Hors d’elle de se voir de nouveau contrainte de reculer, Oscar décida de passer à l’attaque. Tant pis pour les conséquences, tant pis pour la déstabilisation, elle allait lui casser la gueule à cet obsédé, et tout de suite !!


- Oscar, ma chérie ? Est-ce que tout va bien ?


L’arrivée impromptue de cette voix chevrotante parmi ses fureurs acheva de déstabiliser la jeune femme : coupée dans son élan, Oscar ne sut brusquement plus quoi faire, pour la toute première fois de sa vie !


- Grand-Mère ? parvint-elle à articuler, le cerveau en ébullition.

- J’ai vu que ta chandelle était encore allumée alors je suis venue voir si tout allait bien.

- Ou…i, tout va bien…

- Tu n’arrives pas à dormir, c’est ça ? tu veux que je te prépare un chocolat chaud ?


Déjà passablement troublée, Oscar sentit remonter sa rage de plusieurs crans.

Mais foutre de corne cul !! Qu’est-ce qu’ils avaient donc tous à lui proposer des chocolats chauds à tout bout de champ ! Etait-elle un veau encore accroché aux mamelles de sa mère ? Ne pouvaient-ils se rendre compte qu’elle était un soldat, impitoyable et presque sanguinaire, traînant ses guêtres dans les chienlits des fossés et autres traquenards ?

Et cet autre là, devant elle, avec sa bouche pleine de dents éblouissantes !


Il fallait qu’elle se reprenne.


Etablir des priorités. Voilà, très bien ça. Une chose à la fois, comme lorsqu’elle passait en revue ses troupes. Elle opta donc pour un plan simple : casser la gueule à Grand-Mère et renvoyer au lit cette espèce de fripouille. Ou le contraire, elle verrait un peu au fur et à mesure.


- Bon ! Grand-Mère, je n’ai besoin de rien, je t’assure !

- Ah bon…André est avec toi ?


Oscar faillit s’étrangler.

- HEIN ?!! Mais pourquoi voudrais-tu qu’il soit dans ma chambre à une heure pareille !!

Cette femme avait bu, ou quoi ?

- Je ne sais pas. J’avais cru t’entendre parler à quelqu’un.

- Non, je…je réfléchissais tout haut !!


Oh bon sang…alors ça c’était le bouquet.

Consternée par ce qu’elle venait de s’entendre dire, Oscar se détourna brusquement, ferma les yeux. Mais qu’est-ce qui lui avait pris…Elle n’avait qu’à faire un pas vers la porte, faire mine d’ouvrir à la vieille dame. Et tant pis pour sa fierté, mais le bandit se serait enfui dans la seconde, c’était certain. Au lieu de cela elle couvrait sa présence…qu’allait il comprendre, maintenant ?

"Merci", entendit-elle justement chuchoter à son oreille. Il s’était approché, comblant sans qu’elle l’entende le peu de distance qui les séparait, presque à la toucher et éprouvant certainement un plaisir rare à la voir se troubler face à cette proximité soudaine.

Elle se dégagea brutalement, moins par colère que pour échapper à la caresse d’un souffle tiède au creux de son cou.

Et Grand-Mère, toujours derrière la porte…


- Je…voilà…t…tout va bien. Tu peux aller te recoucher maintenant !!  réussit-elle héroïquement à conclure.

- Très bien ma chérie. Bonne nuit, alors.

- Oui ! Oui…c’est ça, bonne nuit.


De ce côté-là c’était réglé.


A peine Oscar eut le temps d’émettre cette pensée, que ses yeux hébétés s’abaissèrent soudain pour voir une main gantée de noir se glisser lentement vers elle et envelopper son sein gauche d’infinies douceurs…

Etouffant un cri de rage, elle pivota comme une furie. Voilà ! Ça lui revenait ! Le cassage de gueule était pour maintenant !!


Mais là encore, il fut plus rapide. A la vitesse de l’éclair, il capta au vol son poing lancé avec un facilité déconcertante, secouant la tête en un reproche amusé.

- Colonel…vous alliez tout gâcher…murmura t-il dans un sourire.


Et comme la première fois, il lui ouvrit la main pour embrasser sa paume, plus longuement, sans la quitter des yeux. Puis, la lâchant tout aussi soudainement il bondit vers la pénombre, ouvrit la fenêtre et disparut, comme un éclair dans un ciel d’été.


Incapable d’en supporter davantage, Oscar recula vers le mur et y laissa glisser son désarroi.

Il avait gagné.

Encore une fois. Il avait mené le jeu de bout en bout, l’avait déstabilisée, sans qu’elle puisse rien faire, jusqu’à se permettre ce geste intolérable. Il avait gagné et pourtant, ce n’était pas cela le plus grave. Oscar ramena ses genoux pour y cacher son visage, désemparée.

Le plus grave, c’est qu’elle avait fugitivement adoré la caresse de cette main posée sur son cœur.

 

5.

 

 

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