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Chapitre 6.

Un visiteur inattendu

 

 

 

La chose est connue, quand un petit grain de sable s’immisce dans le plus délicat des mécanismes, c’est la réaction en chaîne : tout se dérègle, se désagrège peu à peu pour en détruire inéluctablement le fragile équilibre et le réduire ainsi à néant.

 

En d’autres termes, c’est un parfait bordel.

Examinant avec soin les évènements survenus dans sa vie ces dernières semaines, Oscar devina bien qu’il existât un mot approprié pour la circonstance. Fatalité ? Mouise ? Merde noire ? Malédiction, peut-être. C’était un tel concentré de tout cela que la jeune femme commençait à se demander ce qu’elle avait bien pu faire pour s’attirer à ce point les foudres divines ; mais ne dit-on pas « qui aime bien, châtie bien ? ».
Dieu l’adorait, ces derniers temps.

Et Il n’avait pas ménagé sa peine en effet, démultipliant Ses grâces : ce n’était pas un mais trois grains de sable enrayant désormais la superbe machine de son existence.
Le premier arrivant largement en tête de ses fureurs, était bien sûr un certain jeune homme brun, dont les délires verbaux et vestimentaires la plongeaient toujours invariablement dans un état de consternation proche du comas. Et le plus étrange, c’est qu’elle commençait à s’y habituer ! Lorsque le soir il se mettait parfois à lui raconter les derniers potins circulant à la Cour,…et bien elle le trouvait drôle, tout au fond d’elle-même.
Enfin très au fond, quand même.
Et certains jours, il lui fallait creuser encore pour trouver le côté comique de la situation.

Ce qui par contre ne l’amusait pas, mais alors pas du tout, c’était ce deuxième petit grain tout de noir vêtu, brusquement surgi dans sa vie un soir de lune.

Alors là, c’était vraiment grave.

Cet homme ne correspondait en rien à ceux qu’elle connaissait, il ne se coulait dans aucune hiérarchie définie, aucun système. Et cela perturbait profondément le jeune femme et ses valeurs morales définitivement établies depuis l’enfance.
En fait, ce Masque Noir ne semblait craindre aucune autorité, ni celle de Dieu, ni celle des hommes. Encore moins celle du Roi. Quand à la sienne, ce bandit semblait s’en soucier comme d’une guigne, plus encore maintenant qu’il la savait être une femme.
Et il n’en était que plus dangereux.

Oscar n’avait jamais été confronté à cela, et la redoutable et parfois cruelle éducation de son père ne l’y avait pas préparé non plus : affronter un esprit libre. Affranchi de toutes lois connues. Comment combattre cela ? Bon sang… L’audace de cette fripouille, tout ce qu’il avait osé dire et faire surtout, impunément, posant la main sur elle comme si cela fut normal, comme une suite logique en somme, sans qu’elle puisse rien faire pour l’en empêcher !
A sa grande honte, Oscar sentait lui venir des faiblesses dans le genou à cette évocation.
Et la jeune femme détestait la faiblesse, dans quelque partie de son corps que ce soit.
Et le troisième grain de sable ?

Celui-là était en sommeil depuis de longs mois déjà, insidieusement camouflé dans l’un des rouages de son cœur, prêt à y semer de nouveau le trouble.
C’est au tout début d’une belle soirée de juin qu’il décida de ressurgir, et sous des traits bien séduisants en vérité.
Malgré toute l’habileté dont elle avait fait preuve, Oscar avait toujours su qu’elle ne pourrait éternellement éviter cette confrontation. Elle n’était pas dupe d’elle-même, sa fuite en avant n’avait eu que des douceurs cruelles pour son cœur meurtri, entretenant tout au plus l’illusion de moins souffrir.
Mais la course folle était finie, elle devait faire face à présent, debout, comme un soldat.
C’était étrange…Elle avait tant de fois imaginé cette nouvelle rencontre, se demandant sans cesse ce qu’elle pourrait bien ressentir, invariablement persuadée que la souffrance serait intolérable…et puis non.
La jeune femme en fut profondément surprise, mais ce qu’elle éprouvait à cet instant ressemblait davantage à une calme et froide résignation, douloureuse bien sûr, mais supportable, maîtrisée. Etrange, vraiment…
Le fait que cette rencontre eût lieu ici, dans l’hôtel particulier familial, contribuait peut-être aussi à l’apaiser un peu ?

Sans doute. Ici, elle était sur son territoire.

C’est donc sous l’apparence de la plus parfaite tranquillité qu’elle vint au devant de Comte de Fersen, l’accueillant dans le grand salon aussi chaleureusement et amicalement que de coutume. Et tandis qu’elle le priait de prendre place près du feu, puis leur servant à tous deux un verre de Xérès, Oscar se permit une petite pointe d’orgueil personnel.
Cet obstacle-là, elle l’avait donc franchi avec succès, encore une fois, elle était finalement parvenu à dompter son cœur.

Elle était vraiment fière d’elle, se surprit même au fil de la conversation à être presque détendue, à faire semblant plutôt mais c’était la même chose, soutenant le regard gris avec une aisance confondante. Elle enchaîna donc, d’un air parfaitement dégagé.

- Fersen, nous n’avons parlé que de moi. Et vous, donnez-moi de vos nouvelles.
- Oh moi…Il n’y a rien à dire, rien de triste ou rien d’heureux ne m…
- FERSEEEEN !!!  s’écria soudain une voix joyeuse.

Oscar se dressa comme un ressort.
Ah non !! Pas encore !! Ça n’allait pas recommencer !!! Alors à chaque fois qu’une situation commençait à lui devenir favorable, qu’elle parvenait à un semblant de sérénité intérieure, il fallait qu’un envoyé de l’Apocalypse se pointe invariablement à ce moment là !
Et cette fois-ci, cela risquait encore d’atteindre des sommets : naviguant par grand vent, le vaisseau-amiral André fonçait droit sur eux, toutes dentelles dehors et battant pavillon rose cochon comme il se devait.
Cette chemise, c’était vraiment la pire atrocité qu’elle ait jamais vu, celle qu’elle détestait par-dessus tout . Et il ne mettait que celle-là, ces derniers jours ! Il devait en avoir plusieurs. Il faudrait bien un soir qu’elle enfonce la porte de sa chambre pour voir ce qui s’y passait. Si Barbe Bleue collectionnait les cadavres d’épouses, André c’était certainement les chemises porcines.

Dans les deux cas une vision d’horreur.

Mais comment faisait-il pour se procurer cette aberration… Et surtout QUI ?! QUI les fabriquait ?!! Oscar se promit d’ouvrir une enquête dès demain matin. Elle lancerait ses hommes dans la ville. On organiserait des équipes. Il y aurait des rabatteurs, comme à la chasse. Et quand on l’aurait débusqué, ce couturier de malheur, elle lui dirait enfin sa façon de penser ! Peut-être même qu’elle le tuerait un peu à la fin de la conversation.
De toute façon, le Roi la décorerait certainement pour avoir débarrassé la France de ce malade mental, elle entendait déjà la foule l’acclamer, éperdue de reconnaissance que leurs enfants puissent de nouveau dormir sans faire de cauchemars.
Une sourde angoisse brisa net ses rêves de gloire : André se mettait à parler ! Qu’allait-il encore inventer pour la couvrir de honte, cette fois…Alors là, s’il se remettait à faire une étude comparative des couleurs qui allaient le mieux à ses yeux, elle ne répondrait plus de rien !
Oscar connaissait la tradition paysanne qui voulait qu’à l’automne on tuât le cochon pour nourrir tout le village.
On n'était pas encore en été, mais elle avait quand même un cochon sous la main.
Personne ne lui en voudrait de l’avoir sacrifié sur les tapis du salon pour une vague histoire de dates.

Indifférent à la tempête secouant ce joli crâne, André, tout sourire, interpellait chaleureusement le gentilhomme suédois qui s’était levé à son tour.

- Mon Dieu Fersen, mais quel plaisir trop rare ! Cela faisait un temps infini que nous ne vous avions pas vu. Depuis votre retour des Amériques je crois, n’est-ce pas Oscar ?
Cette dernière éleva une paupière suspicieuse vers son ami. Cela commençait trop bien. Diction parfaite, amabilité franche et souriante…par expérience, la jeune femme se doutait qu’ils couraient tous à la catastrophe.

Une subite inspiration lui glaça le sang : et s’il prenait à André la fantaisie d’appeler Fersen par son petit nom, comme il l’avait fait avec Girodel !! Là, c’est sûr, elle ne saurait plus où se mettre. S’immoler dans le feu de la cheminée, à la rigueur…
Mais ils étaient pénibles aussi, tous, avec leurs prénoms composés ! Dès qu’on les prononçait, ça vous avait des airs louches. Victor-Clément, Hans-Axel, c’était viril, ça ?
Ça vous évoquait pas des mines sucrées et des petits doigts en l’air, peut-être ?
Oscar, ça, c’était bien. Net. Concis. Du brutal, du féroce. Le vrai prénom couillu, quoi.
Et attendant la suite avec appréhension, la jeune femme commença sérieusement à se demander si elle n’était pas le seul homme encore digne de ce nom, habitant à trente lieues à la ronde.

- Mais vous avez l’air de vous porter à merveille, Fersen, poursuivait André. Vous avez vraiment une mine superbe ! J’aime beaucoup ce que vous avez fait à vos cheveux, vous les avez coupés, c’est ça ? Vous avez bien fait, c’est très seyant. Je me souviens qu’à votre retour des Amériques vous les portiez très longs. Oui, ça vous donnait un genre bien sûr, mais ce n’était pas très…enfin vous avez bien fait. Je devrais peut-être en faire autant, d’ailleurs, non ? Qu’en penses-tu, Oscar ?

La jeune femme sursauta. Rassurée un bref instant de ne pas l’entendre parler de ses chemises, elle s’était permis un petit moment d’inattention et le regretta amèrement.
Mais de quoi parlait-il, où voulait-il en venir ? C’était quoi encore cette histoire de cheveux ?

- Voilà bien une absurdité de notre époque, ne trouvez-vous pas, soupira le jeune homme. Cette mode qui veut que les hommes portent la queue de cheval. C’est d’un ennui, surtout ! Et d’un pratique, vous ne pouvez pas imaginer. Tenez, il y a trois jours encore, je me lève, comme ça, sans me douter de rien, je me passe un peu d’eau sur le visage…ET LA, QU’EST-CE QUE JE VOIS DANS LA GLACE ?!  cria t-il soudain, avec une vigueur qui faillit causer une crise cardiaque à ses interlocuteurs. Un énorme plumeau qui me souriait bêtement !!! ET C’ETAIT MOI !!! Vous vous rendez compte ? Je ressemblais exactement au plumeau de Grand-Mère, tu sais Oscar, celui qu’elle utilise pour faire la poussière et courser les moutons derrière les meubles !

L’œil vide, la jeune femme se sentit lentement glisser dans les eaux troubles de sa consternation. Alors voilà, on y était, après la brève espérance que cette conversation soit normale, tout dérapait. Et maintenant, comment l’arrêter ? Elle n’allait pas faire un scandale devant Fersen en étranglant son ami d’enfance, quand même. Résignée, elle essaya de penser à des choses gaies en attendant que cette catastrophe ambulante s’éloigne de son existence : … de vertes prairies…de gentils petits agneaux batifolant dans les chemins…la fête du cochon, au village, où rôtirait André…

- En tout cas, poursuivit ce dernier, cette vision a été tellement insoutenable qu’à présent je ne dors plus qu’avec un bonnet. Ce n’est pas très pratique ça non plus mais bon…aux grands maux les grands remèdes, n’est-ce pas ? Et puis il est joli malgré tout. N’est-ce pas Oscar, qu’il est joli ? Il a même eu l’air de faire grande impression sur toi, l’autre nuit !

Mais merde à la fin !!! C’est pas vrai !!! Atterrée par le double sens que pouvait avoir cette phrase, la jeune femme devenue rouge jusqu’aux oreilles vit le si beau regard gris se tourner vers elle.


- Vous étiez avec André, l’autre nuit ? » articula Fersen, effaré.
- Ou...i, je… mais non, enfin !!! Oh, et puis…je vous expliquerai…

Elle était fatiguée tout à coup. Qu’il s’en aille, qu’ils s’en aillent tous, avec leurs bonnets et leurs plumeaux…
André perçut-il sa pensée désespérée, ou Dieu décida qu’enfin Il avait suffisamment joué avec le destin de la jeune femme ?


- Bien ! J’adorerais continuer cette aimable conversation mais il me faut partir ! conclut justement le jeune homme. Je dois faire quelques courses pour Grand-Mère, et je tiens à rentrer avant la nuit. Avec tout ce que l’on raconte sur ce bandit, ce Masque Noir…Les routes ne sont plus très sûres, c’est positivement effrayant !! Mais je ne me fais pas de soucis : notre Oscar va très vite régler ce problème, comme d’habitude !

Et d’envoyer familièrement une tape à décorner un bœuf dans le dos de son amie, achevant de détruire le peu de contenance qu’elle essayait d’afficher.
Puis, parfaitement satisfait de lui-même, il tourna les talons et sortit, laissant Oscar contempler le seuil de longues minutes, la tête bourdonnante, à moitié assommée…

- Je…qu’est-ce que…ce…c’était… bégaya finalement Fersen.

Un instant la jeune femme crut qu’il parlait suédois, mais non : André faisait cet effet-là à tout le monde en ce moment. Compatissante, elle osa jeter un petit regard gêné, plus du tout aussi sûre d’elle.

- Je vous assure que…la chose qui vient de sortir est bien André, essaya t-elle d’expliquer. Enfin…le nouvel André, devrais-je dire. Tout s’embrouillait, comme si elle était double et s’écoutait parler, bredouiller lamentablement, plutôt. Voilà…Monsieur de Girodel a une explication…très claire là-dessus…au sujet d’André, je veux dire. Il…Girodel a parlé de…de masques qui tombent, je crois…de… de l’Humanité et la Nature qui jouent aux cartes, enfin…je n…ne sais plus très bien et…
- Et nous, Oscar ?  coupa alors doucement Fersen.

 

La jeune femme releva la tête, perdue.
- Quoi, nous ?...vous voulez que nous jouions aux cartes, nous aussi ?
- Non. Ne serait-il pas temps pour nous également de laisser enfin tomber les masques ? Quitter ces faux-semblants ?
- Que voulez-vous…dire.
Les yeux agrandis, Oscar vit le beau visage se durcir soudain, l’acuité grise se faire tranchante pour la clouer littéralement sur place. Il avança et lui saisit brutalement un poignet, presque méchamment.
- C’était vous, n’est-ce pas ? C’était vous ! Au bal que donnait Versailles il y a un mois, cette mystérieuse dame que personne ne connaissait, avec qui j’ai dansé ! Pourquoi croyez-vous que je sois venu ce soir ! Je voulais en être sûr ! Dites-le Oscar, dites-le !!
- Non !

Son cri fut aussi sauvage que son geste. Quelques minutes plus tôt, elle aurait pu faire face, elle aurait nié, aurait inventé n’importe quoi. Mais ce n’était plus possible. Déstabilisée plus profondément qu’elle ne l’aurait cru, elle se dégagea de l’étreinte presque accusatrice et se rua hors de la pièce. Fuir était bien la seule chose à peu près cohérente qui émergeait de son chaos intérieur, comme si elle voulait échapper à sa propre existence, faire taire surtout la cacophonie douloureuse de ses sentiments, plus contradictoires les uns que les autres.
Les hautes portes des écuries reçurent de plein fouet son désespoir, et ses doigts se crispèrent bientôt en entendant les pas résonner derrière elle.

- Oscar, je ne voulais pas…articula maladroitement Fersen.
- Taisez-vous ! Et partez, je vous en conjure. J’ai tellement honte de ma faiblesse, d’avoir cru voir quelque chose qui n’existait pas, d’avoir cru vous…
Elle faillit dire, « vous aimer » et en fut incapable. Aimer était un mot trop lourd, immense, un mot qu’elle s’était interdit de prononcer à jamais lorsque son père avait décidé pour elle de son destin.
Son père a qui elle pensa justement : un homme ne pleure pas, jamais ! disait-il.
Comme il était difficile de lui obéir, à cette seconde ! Aussi, parce qu’elle sentait monter le flot honteux au creux de sa gorge, elle hurla presque, enrouée.

- Partez Fersen, je vous en prie ! Ajouter quelque chose est inutile, vous le savez bien. Allez-vous en !
- Mais…Oscar, il faut bien pourtant…
- Je vous en prie… partez !  gémit-elle la voix brisée, les larmes prêtes à jaillirent.
- Oscar, je…

- Cette dame vous a demandé de partir, il me semble!  trancha alors une voix grave et courroucée.

Avant que Fersen puisse comprendre quoi que ce soit, une poigne terrible le faisait pivoter pour permettre à une autre de venir s’écraser sur son visage avec des grâces de catapulte. Et considérant d’un œil méprisant la forme au sol, expédiée de manière si musclée au pays des songes nordiques :


- Je déteste les hommes qui font pleurer les jolies femmes ! » lança alors le Masque Noir.

 

 

6.

 

 

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