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Chapitre 7.

Quand meurt le soldat

 

 

 

Tout cela n’était pas réel, elle devait rêver, allait bientôt entendre la voix douce de Grand-Mère derrière la porte, comme chaque matin ; c’était certainement la seule explication possible : un rêve. Un cauchemar plutôt…


Complètement dépassée par les évènements, Oscar marcha d’un pas incertain vers la scène qui se jouait devant elle, ses yeux ne cessant de faire le va et vient entre la haute silhouette surgie de nulle part semblait-il, et Fersen, inconscient, affalé dans l’herbe.

- Mais…qu’est-ce que…qu’est-ce que vous avez fait…réussit-elle enfin à articuler, la gorge sèche.

Très à l’aise comme à son habitude, le Masque Noir considéra la forme étendue, poings sur les hanches.
- Et alors, cet homme vous importunait non ? S’il y a bien une chose dont j’ai horreur, ce sont ces espèces de séducteurs de pacotilles qui se croient tout permis. Et quand en plus ils sont suédois, alors là ça devient carrément crispant ! Vous avez vu ? Vous lui demandez de vous laisser tranquille, et il ne comprend rien à rien cet idiot ! La langue française a certes des subtilités mais tout de même…Croyez-moi...et il considéra son poing ganté d’un air particulièrement satisfait, ...une bonne révision de grammaire s’imposait ! Désormais il saura ce que "partez" veut dire…
- Mais vous êtes complètement fou ! Vous êtes malade !! hurla Oscar qui commençait à sentir ses nerfs la lâcher. Qui êtes-vous à la fin ! Et qu’est-ce que vous voulez de moi !! Me violer en vous donnant l’illusion de m’avoir séduite, c’est ça ?
- Oh…ne soyez pas vulgaire, je vous prie, dit-il d’un ton de reproche, sévère.
- Alors QUOI ?!!

Le bandit quitta la contemplation du sol pour jeter un regard surpris vers la jeune femme.
- Et bien…je vous l’ai déjà dit, il me semble.
- Quoi…qu’est-ce que vous m’avez déjà dit !

Il se retourna tout à fait, l’enveloppant de toute l’intensité de ses yeux clairs, rendus plus limpides encore par l’obscurité qui envahissait peu à peu le parc.

- Comprendre enfin pourquoi une femme aussi belle, aussi désirable, aussi intensément mystérieuse que vous s’obstine à renier sa merveilleuse condition.
- Mais je ne suis pas une femme !!!

La phrase résonna comme un cri d’agonie. Venus du plus profond de ses entrailles ces mots lui lacérèrent la gorge, car matérialisèrent brusquement, ouvertement le combat de toute une vie, un combat qu’elle était en train de perdre. Quelque chose se mourrait en elle, non pas sous le feu des balles ni la froide lame d’un épée, mais consumé par l’ardeur d’une voix de sombre velours, par un regard surtout, qui semblait contempler en elle une chose visible de lui seul, comme personne ne l’avait jamais fait auparavant.
Et c’était impossible ! Cela ne se pouvait ! Il n’était pas concevable que ce fut lui, ce démon masqué surgi de quelque enfer, sans nom ni visage, qui puisse ainsi provoquer de telles choses .
Oscar refusait l’improbable, rejetait si violemment ce trouble naissant qu’elle se cabra.

Elle devait lutter encore et toujours, jusqu’à la rupture pour que survive coûte que coûte l’homme artificiellement mais si patiemment créé, étrangler surtout la femme qui se débattait tout au fond d’elle-même.
Le bandit ne l’avait pas quitté des yeux, comme s’il suivait ce cheminement intérieur en effet.

- Comment pouvez-vous dire une chose aussi absurde, dit-il enfin très doucement, presque tendre. Comment pourrais-je croire cela, lorsque sous ma paume j’ai pu sentir la plus jolie, la plus adorable preuve de votre féminité ? Qui croyez-vous abuser en disant ces mots sinon vous-même…
- Taisez-vous !  rugit oscar.
Cette fois c’est elle qui bondit comme l’éclair : la seconde suivante elle brandissait l’épée de Fersen sous le nez du bandit.
- Je suis Oscar, François de Jarjayes, Colonel de la Garde Royale ! Et au nom de Sa Majesté le Roi je vous arrête.

 

 

La voix se voulait ferme mais le souffle agité et les tressaillements de son corps ne traduisaient que trop le conflit intérieur.

Les larmes furieusement endiguées également, faisant briller ses yeux comme deux ciels d’orage, terribles.
Alors, voyant que la menace n’avait aucun effet, elle marcha résolument sur lui et cette fois, le bandit fut bien contraint de reculer devant cette lame implacable.

- A présent, ôtez ce masque Monsieur, ou défendez-vous !
Il secoua lentement la tête tandis qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres.
- Je ne me battrai pas contre vous, Colonel. Je vous l’ai dit, je ne suis pas de force…
- Vous avez une épée, alors battez-vous !! Ou je jure de vous tuer et vous arracher ce masque !
Pour toute réponse il lui offrit son sourire splendide, conquérant, alors même qu’il reculait toujours.
- Et bien vous devrez me tuer en effet, car je refuse ce combat.
Oscar sentit les sanglots lui monter à la gorge, plus fort que jamais.
- Mais n’avez-vous donc aucun honneur ?  cria t-elle, presque à bout de force,  êtes-vous à ce point lâche que vous refusiez de m’affronter ? Vous n’avez même pas le courage de vous montrer sous votre vrai visage, ni de me dire votre nom !
- Lâche, dites-vous ?  et il émit un petit rire. J’agis pourtant exactement comme vous le faites, Colonel. Ma lâcheté, ainsi que vous la nommez, n’est qu’un pâle reflet de la vôtre.

Oscar s’arrêta, livide, et vacilla sous ce coup imprévu.
- Qu’avez-vous dit…
L’injure suprême. Il attaquait le dernier rempart qui la protégeait encore un peu, ce à quoi elle se raccrochait désespérément depuis une minute : son honneur, son honneur de soldat.

- Si je me cache derrière ce masque, que faites-vous donc, vous, en vous cachant derrière l’uniforme et l’identité d’Oscar de Jarjayes ? En prétendant être un homme, ne voyez-vous pas que votre imposture est plus méprisable que la mienne ! Vous fustigez ma lâcheté ? Fort bien ! mais vous Colonel, de quelle sorte est donc votre courage pour vous mentir ainsi à vous-même !

L’exacte sensation de recevoir un coup de poing en pleine poitrine. Les yeux d’Oscar s’agrandir démesurément alors que se faisait jour toute la portée de ces paroles, terrassée par leur vérité lui éclaboussant la face bien sûr, mais qui surtout faisaient voler en éclats ses certitudes, ses convictions et ses forces.
Et devant cette lame devenue tremblante, hésitante, qui n’était plus que promesses d’abandon, le bandit avança, lentement, avec dans la voix cette dangereuse douceur.

- Comment pouvez-vous croire à cette folie, penser qu’il soit si simple, par la seule vertu de votre volonté, de ne pas voir enfin celle qui se cache au fond de votre cœur ? On ne défie pas impunément la nature Colonel, car alors, invariablement elle se rebelle afin de reprendre ses droits, tôt ou tard. C’est là une loi immuable, que ni vous ni personne ne peut contourner !

Oscar reculait pas après pas, le laissant en toute impuissance regagner le terrain que vainement elle avait cru conquérir un instant plus tôt.
- Taisez-vous, je vous interdis de me dire ces choses…

Le soldat agonisant essayait bien de rugir encore mais l’ordre donné n’était plus que faiblesse, supplique.

- Vous aurez beau mépriser cette troublante féminité qui palpite et affleure sous chacun de vos gestes, sans même vous en rendre compte, vous acharner à vouloir en effacer tout signe tangible et visible, continuer de croire que vous êtes ce jeune officier froid et impassible…Persuadez-vous de ce mensonge si cela vous chante, mais ne comptez pas m’abuser, moi, alors que j’ai déjà entr’aperçu et deviné les perfections d’un corps que je puis vous garantir être on ne peut plus féminin. Si merveilleusement parfait même, que je trouve dommage de ne…

Le bandit suspendit sa phrase et sa lente progression : la fine pointe de métal s’était fixée, l’ajustait tant bien que mal car secouée de soubresauts nerveux.

- Vous n’êtes qu’une ignoble pourriture…gronda Oscar, raidie contre elle-même, arque boutée sur ses dernières énergies pour faire face à son tumulte intérieur. Qui êtes-vous pour me juger, que savez-vous de moi pour oser me parler comme vous le faites ! Je suis un homme, entendez-vous ? Un homme !! et sans qu’elle puisse rien empêcher les premières larmes dévalèrent de ses joues. Et je ne laisserai jamais personne prétendre le contraire ! Je suis un soldat, et non une femme. Elle n’a…elle n’a même jamais existé en moi…

Sur ces derniers mots sa voix chavira, se brisa dans un souffle mais cela lui était bien égal.

C’était elle seule qu’elle cherchait encore à convaincre, alors même son propre abandon n’avait plus d’importance.

- Comment pouvez-vous parler de la sorte…murmura le Masque Noir après un instant de silence, la scrutant intensément,

… faut-il que quelqu’un vous ait fait souffrir pour… Le regard du bandit se figea brusquement comme s’il venait de comprendre quelque chose. Ah non, ne me dites tout de même pas…et jetant un coup d’œil furieux sur Fersen, étendu à deux pas derrières la jeune femme, c’est ce sombre idiot qui vous a fait du mal, n’est-ce pas ? Je comprends mieux maintenant ! Je comprends pourquoi vous lui demandiez de vous laisser en paix ! La vérité c’est qu’il vous a brisé le cœur et qu’il n’a rien compris ! C’est bien ça ! Ah, bon Dieu !!  jura t-il sans même attendre de confirmation. Je ne regrette vraiment pas de lui avoir cassé sa jolie petite gueule, à cet abruti de suédois ! et…et tiens, je vais même lui redonner deux ou trois leçons de français, moi ! ajouta t-il en crispant le poing.

Mais la pointe incertaine d’une épée brisa net ses projets éducatifs.

- Pourquoi faites-vous ça ! jeta Oscar le regard noyé, où brillait la stupéfaction la plus absolue.
- Pourquoi je fais quoi…
La jeune femme essuya rageusement ses larmes d’un revers de manche.
- Pourquoi vouloir prendre ma défense, pourquoi semblez-vous surgir constamment de nulle part pour vous mettre en travers de mon chemin, comme si vous surveilliez le moindre de mes faits et gestes ! Pourquoi !!

Le bandit soupira, fataliste.

- Ah, que voulez-vous, cela a toujours été plus fort que moi : lorsque je vois une jolie jeune femme en détresse, je ne puis m’empêcher de voler à son secours. C’est ainsi…
- Je n’ai jamais été en détresse ! répliqua furieusement Oscar.
- Ah oui c’est vrai, pardon, il sourit d’un air entendu et malicieux, et vous n’êtes pas non plus une jolie jeune femme évidemment, pardonnez-moi d’avoir oublié ce détail. Et bien alors, disons que l’affreux jeune homme que vous êtes méritait tout de même que je fasse exception à la règle, afin de lui apporter une aide dont il n’avait absolument pas besoin. Cela vous va comme cela ?

L’humour n’était pas quelque chose de familier pour Oscar, elle ne savait comment y réagir.

Encore moins lorsqu’il émanait d’un homme masqué la dévorant des yeux et doté d’un sourire assez dévastateur.

- Vous n’êtes qu’une espèce de…de…essaya t-elle pourtant, mobilisant les quelques grammes de rudesse qu’elle put encore trouver.
- Une ignoble pourriture ? suggéra aimablement le bandit. Oui, je crois que c’est ce que vous avez dit tantôt. C’est vrai, je suis effectivement une ignoble pourriture. Enfin, la plupart du temps. Car je sais être gentil également…mais bien sûr, je ne dois pas ressembler aux gens bien nés que vous fréquentez habituellement, n’est-ce pas ?
- Pardon ?

Ce fut à peine une demande, un souffle tout au plus. Oscar n’en pouvait plus de se battre ainsi contre elle-même, contre cette douceur ; et lorsque d’un revers de main le bandit écarta cette lame dérisoire elle ne put ou ne voulut rien faire pour l’en empêcher.

-  Je disais que les gentilles pourritures ne doivent certainement pas faire partie du cercle de vos amis. Je me trompe ? dit-il encore plus doucement.
Oscar ne songea même pas à répondre : ses yeux presque indifférents regardèrent une étreinte ouvrir sa main pour y cueillir son épée, sans le moindre effort.

Il triomphait, comme toujours. Selon sa méthode habituelle, qu’elle connaissait pourtant, contre laquelle elle aurait du se préparer pour trouver la parade. Il l’avait troublée, l’avait déstabilisée, si intensément qu’Oscar se permit d’éprouver pour la première fois une pointe de plaisir à sa défaite. Mais elle chassa immédiatement cette insanité et se raidit, contre le plaisir encore plus grand de sentir le baiser qu’il allait inévitablement planter dans sa paume, en signe de victoire.
Et ce ne fut pas le cas.

En lieu et place de la douce caresse elle perçut une pression qui la tira vers l’avant, pour permettre à deux mains d’enserrer audacieusement sa taille et la coller littéralement à un corps d’homme, dont la chaleur la submergea dans la seconde.
Oscar ne connaissait pas grand-chose à l’amour physique, en fait elle n’y connaissait rien du tout, mais elle se douta malgré tout que la chose infiniment dure contre sa cuisse ne pouvait pas être le pommeau d’une épée. Ou alors d’un genre vraiment très spécial.
Elle voulut aussitôt se dégager, appela désespérément le soldat qui l’avait toujours préservée de tout. Mais sa prière intérieure résonna dans le vide. Elle ne trouva plus trace de l’officier impassible et froid ; il était mort, laissant place à une femme qu’elle ne connaissait pas, intensément vulnérable.

- Je vous ordonne de me lâcher, voulut-elle protester comme elle le faisait jadis, du temps où elle était féroce, mais même sa voix avait changé, aussi éthérée que le vent agitant doucement les frondaisons du parc.
- Pourquoi…vous avez peur ?  entendit-elle murmurer contre sa joue.
- Je n’ai jamais peur !
Même ça. Même ce vieux réflexe de défense n’était plus qu’imposture.
- Mais vous tremblez.
- Je…j’ai froid.
- Pourtant vous êtes brûlante.
- Je…
Moralement aussi il la faisait toujours reculer d’un pas, et elle se sentait si lasse de fuir…


- Vous n’avez pourtant rien à craindre, continuait-il. Vous êtes un homme, non ? Et moi j’aime les femmes. Infiniment…Ce qui est d’ailleurs fort regrettable, car dans le cas tout à fait improbable où vous auriez été une femme, j’aurais pu faire ceci…et il se pencha pour poser ses lèvres au creux de son cou, là où palpitait la veine et toute l’intensité de son trouble qu’il s’employa d’attiser davantage par de langoureux et savants baisers, distribués sans hâte.

Oscar eut beau presser furieusement ses lèvres l’une contre l’autre pour étouffer le gémissement de plaisir né de tant de science ; son corps, lui, échappa subitement à tout contrôle de sa volonté et vint au contraire s’alanguir avec le plus parfait bonheur contre ce torse qui ne demandait qu’à l’accueillir.

- Quel dommage que vous soyez un homme…chuchota encore le bandit, suspendant un court instant ses baisers, car sinon, j’aurais également fait ceci…

Tant pis. Cette fois il lui fut absolument impossible de ne pas exprimer à haute voix sa défaillance en sentant une langue experte capter délicatement le lobe de son oreille, éveillant en elle mille délices, jusqu’aux endroits les plus indécents .

D’accord.

Que son corps fasse donc ce qu’il veut, qu’il se laisse étreindre par la puissance de ces bras devenus tendresse, après tout cela lui était égal. Car depuis fort longtemps elle ne s’était senti si bien. Très longtemps même. Enfin pas depuis qu’elle était née, en fait. Aussi, lorsqu’il mit fin à sa troublante caresse pour faire remonter doucement ses baisers sur l’ossature de sa mâchoire puis de sa joue, elle ne fit pas un geste pour l’empêcher de capturer ses lèvres, ses lèvres qu’elle entrouvrit bientôt sous un mouvement sensuel jusqu’alors inconnu. Et lorsque la sensation se fit saveur, pour la toute première fois de sa vie, lorsqu’elle goûta cette langue l’irradiant toute entière de voluptés insoupçonnées, Oscar éleva lentement ses bras et les noua étroitement, offrant son corps à l’étreinte et toute son âme au baiser.

- Os…car ?  éructa péniblement une voix pâteuse.
Le doux grognement caverneux de Fersen brisa net la magie de ces quelques secondes d’éternité.

Sans s’occuper le moins du monde du gentilhomme suédois, Oscar contempla d’un regard immense la haute silhouette noire qui venait de la lâcher.

- Mais… qui êtes-vous…fut tout ce qu’elle fut capable de dire.
Il sourit, semblant remplir lui aussi ses yeux de la jeune femme.

- Et bien disons…Votre conscience.


Puis, la saluant comme il le faisait toujours : « A bientôt, belle Oscar… » il bondit vers l’obscurité.

 

 

7.

 

 

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